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Un chuchotement ému s’éleva autour de l’Étrusque.

Ses paroles, transmises d’un bout à l’autre des rangs, avaient d’abord remonté le moral des hardis meneurs, et voici qu’elles semaient le doute dans leur âme. Elles leur ôtaient l’espoir d’une issue heureuse, même d’un semblant de succès, et les plus braves hésitaient. Un murmure polyglotte circulait dans les ténèbres opaques du passage.

Un Amou à la barbe fournie, Sémite d’au-delà des Eaux d’Azur, rampa vers le centre du groupe, où étaient les quatre amis. Ses compatriotes constituaient une grande partie de la population du chéné.

— J’insiste sur l’insurrection. Que la mort nous engloutisse, mais nous nous vengerons des habitants maudits de ce pays maudit ? Donnons l’exemple aux autres ? Il y a trop longtemps que le Kémit vit en paix, l’art féroce de l’oppression a éteint la combativité de millions d’esclaves. Nous la rallumerons …

— Ta pensée est celle d’un brave, c’est très bien, interrompit Cavi. Mais que vas-tu dire à ceux que tu mèneras au combat ?

— La même chose ? répliqua le Sémite impétueux.

— Et tu es sûr d’être suivi ? chuchota l’Étrusque. La vérité est trop dure … et le mensonge serait inutile, car les gens savent bien où est la vérité. Leur vérité à eux, c’est ce qui est dans le cœur de chacun.

Le Sémite s’abstint de répondre. À ce moment, le Libyen Akhmi inséra son corps souple entre les interlocuteurs. Pandion savait que ce jeune esclave, capturé à la bataille des Cornes de la Terre, était de noble lignée. Le Libyen affirmait que non loin des tombeaux des rois les plus anciens du Kemit, près des villes de Thinis et d’Abydos, une route allait en direction du Sud-Ouest, vers la grande oasis d’Ouhat-Ouer. La piste, jalonnée de puits pleins d’eau, n’était pas gardée par les troupes. Il fallait s’engager dans le désert, sitôt passé le temple de Zésher-Zéshérou, marcher vers le Nord-Ouest et traverser une route à cent vingt mille coudées du fleuve. Le Libyen se chargeait de guider ses camarades jusqu’à la piste et au-delà. Il y avait peu de guerriers dans l’oasis, les insurgés pourraient donc s’en emparer. A vingt-cinq mille coudées plus loin, se trouvait une autre grande oasis, du nom de Pacht, qui s’allongeait vers l’Ouest. Puis ce serait l’oasis de Moût, d’où une piste pourvue de puits conduisait aux collines du Serpent Mort, et de là dans le Sud, au pays des Noirs, inconnu du Libyen.

— Je connais cette route, intervint Kidogo, je l’ai suivie dans l’année funeste de ma capture.

— Les oasis ont d’abondantes réserves de dattes, nous nous y reposerons. Elles ne sont pas fortifiées, et nous pourrons emmener des bêtes de somme qui nous faciliteront l’étape du Serpent Mort. Ensuite, au-delà du lac Salé, l’eau est plus fréquente.

Le plan du Libyen fut approuvé à l’unanimité. Il semblait parfaitement réalisable.

Néanmoins, le prudent Cavi lui demanda :

— Tu es sûr qu’il y a cent vingt mille coudées de la rive du fleuve aux puits ? C’est un long trajet.

— Peut-être même un peu plus, répondit tranquillement le Libyen. Mais un homme robuste peut couvrir cette distance sans eau, à condition de partir au milieu de la nuit et de marcher d’une traite. On ne tiendrait pas plus d’un jour et d’une nuit sans boire dans le désert, et il est aussi impossible de marcher après midi.

Un des Asiatiques proposa d’attaquer la forteresse sur la route de Myos Hormos, mais si séduisante que pût être la tentative pour les esclaves dont la plupart étaient Asiatiques ou Amous, de percer droit vers l’Est, le projet fut reconnu aléatoire.

Celui du Libyen était bien plus sûr, mais des divergences de vues surgirent entre Noirs et Asiatiques : le chemin du Sud-Ouest, qui éloignait encore les Asiatiques de leur pays, était avantageux aux Noirs et aux Libyens. Ces derniers espéraient s’en aller au nord de l’oasis de Moût et atteindre les régions de leur pays qui n’étaient pas soumises aux troupes du Kemit. Pandion et les Étrusques avaient l’intention de les suivre.

Le compromis émana d’un Nubien assez âgé, qui déclara connaître une route du Sud contournant les forteresses de la Terre noire par les savanes de la Nubie et aboutissant aux Eaux d’Azur.

Le mince croissant de lune s’était levé au-dessus des collines désertes, mais les conjurés étudiaient toujours leur plan d’évasion. Ils fixaient maintenant les détails du soulèvement et distribuaient les rôles parmi les groupes commandés par tel ou tel meneur.

L’insurrection devait éclater la nuit du surlendemain, dès que l’obscurité serait complète.

Soixante hommes rampèrent sans bruit dans toutes les directions, regagnant leurs cases, tandis qu’en haut, sur le fond du ciel éclairé par la lune, ressortaient les silhouettes des gardes qui ne soupçonnaient rien et méprisaient de toute leur âme les esclaves endormis dans la grande fosse, à leurs pieds.

Le lendemain, la nuit suivante et le surlendemain furent consacrés aux préparatifs de la révolte, prudents et imperceptibles. Par crainte des traîtres, les meneurs ne s’entendaient qu’avec ceux qu’ils connaissaient bien, comptant que les autres se joindraient aux : insurgés après le massacre de la garde.

Vint la nuit décisive. Des groupes se formèrent en silence dans l’obscurité, un près de chaque mur, sauf celui d’Est où il s’en rassembla deux.

L’opération fut menée si rapidement, qu’au moment où Cavi donna le signal de l’attaque en frappant une cruche vide avec un caillou, les esclaves étaient déjà disposés en pyramides. Soixante-dix corps humains constituaient un plan incliné, accolé à la muraille verticale. Il y en avait cinq de ces hommes vivants, que des hommes escaladaient de toutes parts, enivrés par la perspective du combat.

Cavi, Pandion, Remdus et Kidogo montèrent parmi les premiers sur le mur intérieur. Le jeune Grec sauta sans hésiter dans la fosse noire, suivi de dizaines d’hommes.

Pandion terrassa un guerrier sorti du poste de garde, s’assit sur son dos et lui ramena la tête en arrière. Les vertèbres de l’Égyptien craquèrent, son corps s’affaissa. Une sourde rumeur régnait alentour : les esclaves faisaient la chasse à leurs ennemis abhorrés. Dans leur fureur, ils se jetaient sur eux, les mains nues. Avant qu’un guerrier n’eût engagé le combat contre un adversaire, d’autres l’attaquaient de flanc et par derrière ; désarmés, mais forts de leur rage, ils mordaient les mains qui tenaient les armes et enfonçaient leurs doigts dans les yeux des gardes. Des armes, des armes à tout prix — c’était l’unique pensée des assaillants. Ceux qui avaient réussi à s’emparer d’une lance ou d’un coutelas, se battaient avec un redoublement d’énergie. Pandion frappait à droite et à gauche avec un glaive pris à un ennemi mort. Kidogo maniait un gros bâton utilisé pour porter l’eau.

Cavi, monté par l’escalier vivant, avait bondi sur quatre guerriers en faction, à la porte intérieure. Les Égyptiens abasourdis n’opposèrent qu’une faible résistance, littéralement écrasés sous l’avalanche humaine qui s’était précipitée sur eux dans le silence de la nuit.

Cavi tira avec un cri de triomphe le verrou pesant ; la foule d’esclaves libérés envahit bientôt l’espace entre les murs et s’engouffra dans la maison du chef du chéné, tuant les guerriers au repos.