Sur les murailles, la lutte était encore plus acharnée. Les neuf archers du chemin de ronde n’avaient pas tardé à remarquer les assaillants. Les flèches sifflèrent, le silence nocturne s’emplit de gémissements, de bruits mats de corps tombés de haut.
Mais neuf hommes ne pouvaient résister longtemps à une centaine d’esclaves en furie, qui se jetaient sur les lances, s’affalaient sur les guerriers et les entraînaient dans leur chute mortelle.
Pendant ce temps, dans l’espace compris entre les murs, on avait réglé leur compte à la garde et aux fonctionnaires. On trouva sur le cadavre du commandant du poste les clefs de la porte extérieure. Le grincement des gonds rouillés monta dans la nuit comme une clameur de victoire.
Lances, boucliers, coutelas, arcs, tout, jusqu’à la dernière flèche, fut enlevé aux morts. Les esclaves armés prirent la tête de la colonne des fugitifs, et l’on partit vers le fleuve d’un pas alerte et silencieux. En cours de route, on pilla les maisons et l’on tua des dizaines d’habitants. Les insurgés cherchaient des armes et des vivres. Seul, l’ordre sévère des meneurs les empêcha de mettre le feu aux logis : Cavi craignait fort d’attirer l’attention des troupes de la capitale.
On traversa le fleuve en barques, en chalands, sur des radeaux. Plusieurs hommes périrent happés par les crocodiles, gardiens du Grand Fleuve.
Moins de deux heures après le début du soulèvement, l’avant-garde atteignait la porte du chéné situé sur l’autre rive, sur la route du temple de Zésher-Zéshérou. Cavi, Pandion et deux Libyens s’approchèrent d’e la porte sans se cacher et frappèrent, pendant qu’une centaine d’esclaves se pressaient contre le mur, au voisinage de l’entrée.
Du haut du mur, parvint la voix d’un guerrier qui interrogeait les arrivants sur le motif de leur visite. Un Libyen qui parlait couramment la langue du Kemit, réclama le chef en se référant à une lettre du directeur des travaux du roi. Plusieurs voix se firent entendre derrière l’enceinte, on alluma une torche, et la porte ouverte fit apparaître aux yeux des insurgés une cour encadrée de murs, absolument pareille à celle qu’ils venaient de quitter. Le commandant du poste s’avança pour demander la lettre.
Cavi fonça sur lui avec un cri de rage et lui planta le poignard d’Ahmès dans le cœur, tandis que Pandion et les Libyens se chargeaient des guerriers. Profitant de la surprise des gardes, les esclaves embusqués firent irruption avec des clameurs assourdissantes. Les torches s’étaient éteintes, on entendait dans les ténèbres des gémissements, des hurlements, des cris de guerre. Pandion se débarrassa rapidement de deux adversaires et ouvrit la porte intérieure. L’appel à l’insurrection retentit dans le chéné réveillé par le bruit de la bataille ; des esclaves de toutes races s’agitèrent dans la cour, rassemblant leurs compatriotes sidérés. La maison de travail bourdonnait comme une ruche en effervescence ; la rumeur grandit, se changea en rugissement. Les guerriers du chemin de ronde couraient de-ci, de-là, craignant de descendre, proférant des menaces et tirant quelques flèches au hasard, dans l’obscurité. Mais le combat entre les murs était achevé, des flèches et des lances envoyées d’en bas vinrent frapper les gardes qui se voyaient nettement du sommet de la muraille, et le second chéné fut libéré.
La foule en délire débouchait par les portes, se répandait en tous sens, sourde aux exhortations de ses libérateurs. Des cris horribles s’élevèrent bientôt du côté du village voisin, des incendies rougeoyèrent dans la nuit. Cavi recommanda aux autres meneurs de vite regrouper leurs compagnons initiés à la discipline. L’Étrusque tiraillait pensivement sa barbe. La lueur des incendies allumait des étincelles écarlates dans ses yeux tournés vers l’Ouest.
Il se disait que la libération du second chéné, entreprise sans y avoir préparé les esclaves, était une erreur. Loin de contribuer au succès, la fusion avec cette masse anarchique, assoiffée de vengeance et ivre de liberté, ne ferait que nuire à l’affaire.
C’était bien le cas. Une grande partie des esclaves du premier chéné se livra également au pillage et à la dévastation. En outre, on perdait un temps dont chaque minute comptait. La colonne diminuée se rendit vers le troisième chéné, qui se trouvait à huit mille coudées du second, tout près du temple de Zésher-Zéshérou.
Il était trop tard pour changer le plan de l’insurrection et Cavi prévoyait de sérieuses difficultés. L’Étrusque aperçut en effet les silhouettes des guerriers alignés sur les murailles du troisième chéné, il entendit les cris de « aatou, aatou ? »[47] et le sifflement des flèches que les Égyptiens tiraient sur eux de loin.
Les insurgés s’arrêtèrent pour tenir conseil. Le chéné, prêt à la défense, était une puissante forteresse dont l’assaut serait long. Ils firent un vacarme infernal pour que les esclaves enfermés se réveillent et attaquent la garde du dedans. Mais les captifs tardaient, sans doute effrayés ou ne sachant comment prendre à revers les guerriers installés au sommet des murs.
Forçant sa voix enrouée, Cavi appelait les meneurs pour les faire renoncer à l’attaque. Mais ceux-ci s’obstinaient : exaltés par la victoire facile, ils espéraient libérer tous les esclaves du Kemit et conquérir le pays.
Soudain, le Libyen Akhmi poussa une clameur stridente et des centaines de têtes se tournèrent vers lui. Il faisait de grands gestes en direction du fleuve. De la berge qui montait en pente vers les falaises, on voyait une vaste portion du cours d’eau qui baignait de nombreux embarcadères de la capitale. D’innombrables torches brillaient dans la nuit, confondues en une bande luminescente ; des points lumineux piquetaient aussi le milieu du fleuve et s’accumulaient en deux endroits de la rive où étaient les insurgés.
Plus de doute : de nombreux détachements de guerriers traversaient l’eau pour cerner le terrain où flambaient les incendies et sévissaient les esclaves révoltés.
Or, les insurgés se démenaient toujours, en quête d’un moyen d’attaque ; quelques-uns tentaient d’approcher l’ennemi par le fond d’un canal d’irrigation, d’autres gaspillaient leurs flèches.
Cavi embrassa du regard la masse confuse des hommes. Selon lui, le groupe apte au combat ne comptait pas plus de trois cents hommes, dont moins de la moitié avaient des coutelas et des lances ; quant aux arcs, on ne s’en était procuré qu’une trentaine.
D’ici peu, des centaines de redoutables archers de la Terre noire feraient pleuvoir sur eux des nuées de longues flèches, des milliers de guerriers entraînés encercleraient la foule à peine libérée.
Akhmi, les yeux étincelants de colère, criait qu’on était au milieu de la nuit et que si on ne partait pas sur-le-champ, il serait trop tard.
Le Libyen, Cavi et Pandion durent perdre de précieux instants à expliquer aux hommes surexcités et mis en humeur batailleuse, qu’il était inutile de vouloir résister aux troupes de la capitale. Les meneurs insistaient sur le départ immédiat dans le désert et se déclaraient prêts à partir, abandonnant au besoin les autres, retenus par la recherche des armes, par la vengeance et le pillage. Une partie des indociles se sépara de la colonne et descendit le long du fleuve vers un domaine seigneurial, où s’élevait une rumeur et couraient des torches. Les autres — un peu plus de deux cents hommes — se soumirent.
Bientôt la foule sombre serpenta dans une gorge étroite, entre des falaises encore chaudes de soleil, et déboucha sur un plateau. Une vaste étendue de sable et de gravier se déployait devant les fugitifs. Pandion se retourna une dernière fois vers le fleuve qui luisait faiblement en contrebas. Que de jours d’angoisse, de désolation, d’espérance et de colère il avait passés en face de son paisible ruissellement ? Le cœur du jeune homme débordait de joie, de gratitude envers ses fidèles compagnons. Il tourna triomphalement le dos au pays de la servitude et accéléra son pas déjà rapide.