Le jeune homme sentait confusément qu’ils se bornaient à évoquer, en les outrant, certains traits caractéristiques de la joie, de l’énergie, de la colère ou de l’affection, sans plus. Le sculpteur sacrifiait tout à l’effet. Eh bien non, il doit savoir rendre la beauté ? Il deviendra le plus grand sculpteur de son pays, et on le glorifiera en admirant ses œuvres qui perpétueront dans le bronze ou dans la pierre la beauté vivante ?
Comme il s’adonnait à ses rêves ambitieux, une forte vague s’abattit bruyamment sur la côte. Quelques gouttes éclaboussèrent les rochers et le visage du jeune homme. Il tressaillit, ramené à la réalité, et sourit avec embarras, dans la nuit. Grands dieux ? Le moment n’était pas venu, il s’en fallait … En attendant, Agénor le grondait souvent pour sa maladresse et se trouvait toujours avoir raison … Et son aïeul ? Il se désintéressait de ses succès artistiques et ne songeait qu’à faire de lui un fameux lutteur. Comme si un artiste avait besoin d’être vigoureux ? Son grand-père avait pourtant bien fait de l’élever de la sorte … Le jeune homme était d’une force et d’une endurance exceptionnelles, il le savait. Quel plaisir de montrer sa vigueur et son adresse aux compétitions, le soir, devant Thessa, en observant avec joie l’éclat approbateur de ses yeux ?
Le jeune homme sauta sur ses pieds, les joues en feu, tous les muscles tendus. Il exposa sa poitrine au vent, d’un air de défi, leva son visage vers les étoiles et soudain eut un rire silencieux.
Il s’approcha lentement du bord de la roche, scruta les ténèbres qui semblaient abyssales, et plongea avec un cri sonore. Aussitôt, la nuit s’anima. La mer lui fit un doux accueil, rafraîchissant sa peau brûlante et cernant de feux microscopiques ses bras et ses épaules.
Les vagues espiègles tâchaient de l’expulser, de le refouler en arrière. Il nageait, devinant dans l’obscurité les oscillations de l’eau, et gravissait d’un élan assuré les hautes lames surgies devant lui. Son cœur défaillait un peu en face de cette mer qui paraissait sans fond ni limites, confondue avec le ciel. Il était en tête à tête avec les astres.
Une vague puissante le projeta ; il vit sur la côte un feu rouge lointain. Un léger mouvement, et l’onde docile le ramena vers une plage qui faisait dans l’obscurité une tache grisâtre, à peine perceptible.
Frissonnant un peu, il remonta sur la dalle rocheuse, prit son manteau de grosse laine, le roula et partit au pas de course en direction de la lumière.
La fumée odorante d’un feu de branches sèches se répandait alentour.
La lueur pâle de la flamme éclairait le mur d’une cabane en pierres brutes et l’avancée du toit de roseaux. La ramure étalée d’un platane solitaire abritait le logis contre l’intempérie. Un vieillard en manteau gris se tenait assis devant le feu, la mine pensive. Au bruit des pas, il tourna en souriant vers le jeune homme son visage ridé, dont le hâle était accentué par la blancheur d’une barbe frisée.
— Quelle longue absence, Pandion ? dit-il sur un ton de reproche. Il y a longtemps que je suis de retour et que je désire te parler.
— Je ne croyais pas que tu reviendrais si vite, répliqua le jeune homme pour se justifier. Alors je me suis baigné. Mais je suis prêt à t’écouter toute la nuit.
Le vieillard secoua la tête :
— Non, l’entretien sera long, et tu dois te lever de bonne heure. J’ai une épreuve à te faire subir demain, aussi faut-il que tu sois en pleine force. Voici des galettes fraîches dont j’ai renouvelé la réserve, et du miel. Nous avons un souper de fête : mange comme il sied à un guerrier, sobrement et sans gloutonnerie.
Le jeune homme rompit volontiers une galette et plongea la mie blanche et tendre dans le petit pot de miel. Il mangeait sans quitter des yeux son aïeul qui le regardait avec une affection muette. Leurs prunelles se ressemblaient singulièrement, rayonnantes et dorées comme du soleil concentré. Selon la tradition populaire, ceux qui avaient des yeux pareils descendraient d’amantes terrestres d’Hypérion[5], le « fils des hauteurs ».
— J’ai pensé à toi après ton départ, dit le jeune homme. Pourquoi les autres aèdes[6] habitent-ils de belles maisons et font-ils bonne chère, uniquement préoccupés de leur art ? Et toi, grand-père, qui sais tant de choses et qui excelles à composer des chansons, tu dois peiner à la mer. La barque est trop lourde pour toi, et tu n’as que moi pour t’aider. C’est que nous n’avons pas d’esclaves ?
Le vieillard sourit et posa sa main noueuse sur la tête bouclée de Pandion :
— Je voulais également t’en parler demain. Ce soir, je te dirai seulement que les chansons sur les dieux et les hommes peuvent être de diverse nature. Si tu es loyal envers toi-même et si tes yeux sont ouverts, elles ne plairont ni aux seigneurs terriens ni aux grands capitaines. Tu n’obtiendras donc ni cadeaux précieux, ni esclaves, ni renommée ; on ne t’invitera jamais dans les demeures princières et ton art ne te nourrira pas … Mais il est temps de dormir, s’interrompit le vieillard. Vois, le Char de la Nuit[7] se tourne déjà vers l’autre côté du ciel. Ses coursiers noirs sont lestes, et pour être fort l’homme a besoin de repos. Viens. À ces mots, l’aïeul se dirigea vers la porte étroite de son humble logis.
Il réveilla Pandion de bon matin.
Les froids de l’automne approchaient : le ciel était chargé de nuages, une aigre bise froissait les roseaux secs, le platane transi agitait ses feuilles dentelées.
Pandion se livra aux exercices de gymnastique sous la surveillance sévère de l’aïeul. Il les avait faits des myriades de fois, les répétant tous les jours, depuis son enfance, au lever et au coucher du soleil ; mais aujourd’hui le vieillard choisissait les plus difficiles et multipliait sans cesse leur nombre.
Le jeune homme lançait un lourd javelot, jetait des pierres, sautait des obstacles, un sac de sable sur le dos. Enfin, son grand-père lui attacha à la main gauche une grosse loupe de noyer, mit dans sa main droite un gourdin et fixa à sa tête un fragment de vase en pierre. Se retenant de rire pour ne pas perdre haleine, Pandion partit en vitesse, à un signal du grand-père, vers le nord où le chemin côtier contournait un promontoire abrupt. Il suivit le chemin à toute allure, escalada le premier gradin de la falaise, redescendit et revint encore plus vite sur ses pas. Le vieillard l’accueillit près de la cabane, le débarrassa de son équipement et appliqua sa joue contre le visage du jeune homme, afin d’évaluer sa lassitude d’après la respiration.
Pandion dit au bout d’un moment :
— Je pourrais recommencer un grand nombre de fois, sans demander de repos.
— En effet, déclara son grand-père en se redressant avec une lenteur empreinte de fierté. Tu pourrais être un guerrier capable de combattre sans trêve, sous le poids des armes en bronze ? Mon fils, ton père t’a légué vigueur et santé ; moi, je les ai consolidées en y ajoutant le courage et l’endurance. L’aïeul embrassa du regard la taille du jeune homme, contempla d’un air approbateur le torse bombé, les muscles fermes sous la peau nette et saine. Tu n’as plus de famille à part moi, faible vieillard, reprit-il, tu n’as ni richesses ni serviteurs, et toute notre phratrie[8] consiste en trois petits villages perchés sur la côte rocheuse … Le monde est vaste et plein de dangers qui menacent l’homme isolé. Le plus terrible est la perte de la liberté, l’esclavage. C’est pourquoi je me suis tant appliqué à faire de toi un vaillant guerrier. Te voici libre et en état de servir ton peuple. Viens sacrifier à Hypérion, notre protecteur, à l’occasion de ta maturité.