Les insurgés s’étaient éloignés de vingt mille coudées du bord de la vallée, lorsque le Libyen les arrêta. Derrière eux, à l’Est, le ciel s’éclaircissait.
Dans la pénombre grise, s’ébauchaient vaguement les contours arrondis des dunes qui atteignaient cent cinquante coudées de haut et se poursuivaient, en ondulations floues, jusqu’à la ligne brumeuse de l’horizon. Le désert était muet, l’air immobile, les chacals et les hyènes ne hurlaient plus.
— Que veux-tu, toi, qui nous a tout le temps pressés, pourquoi est-ce que tu t’attardes ? demandèrent au Libyen ceux de l’arrière-garde.
Il expliqua que l’étape la plus dure commençait : des files interminables de dunes à franchir. Elles deviendraient toujours plus hautes, allant jusqu’à trois cents coudées. Il fallait se mettre en colonne par deux et marcher sans arrêt, en dépit de la fatigue. Les traînards seraient perdus. Le Libyen marcherait en tête, choisissant le chemin parmi les dunes.
Il se trouva que la plupart n’avaient pas eu le temps de boire et souffraient de la soif après l’ardeur du combat. Tous n’avaient pas emporté des manteaux ou des pièces d’étoffe pour se protéger la tête et les épaules du soleil. Mais il n’y avait plus rien à faire.
Les insurgés repartirent en colonne de deux cents coudées de long, regardant en silence leurs pieds qui enfonçaient dans le sable mou. Les premiers rangs tournaient tantôt à droite, tantôt à gauche, pour contourner les talus sablonneux.
Une large bande de pourpre s’étalait à l’Orient.
Les crêtes des dunes, aiguës ou en croissant de lune, se teintaient d’or. Le désert illuminé semblait à Pandion une mer dont les hautes vagues immobiles portaient des reflets orangés. La surexcitation de la nuit s’apaisait lentement. Une quiétude extraordinaire pénétrait l’âme des esclaves. Le silence et l’infini du désert dans la clarté d’or du jour levant épuraient ces hommes de la haine, de la peur, de la nostalgie et du désespoir amassés au cours d’une longue captivité.
La lumière s’intensifiait, l’azur du ciel devenait plus profond. Le soleil montait ; ses rayons, d’abord caressants, commençaient à brûler. L’avance, ralentie dans le labyrinthe des gorges étouffantes, entre les énormes dunes, se faisait de plus en plus pénible. Les ombres des collines se raccourcissaient, on avait déjà mal aux pieds de marcher sur le sable réchauffé, mais les fugitifs avançaient toujours, sans s’arrêter ni se retourner. Les buttes de sable se succédaient, absolument identiques, empêchant de rien voir.
Le temps s’écoulait ; l’air, le soleil et le sable n’étaient plus qu’un océan de flamme aveuglante, suffocante et brûlante comme du métal en fusion.
Les hommes originaires des pays maritimes du Nord, y compris Pandion et les Étrusques, souffraient plus que les autres.
Le sang battait furieusement aux tempes du jeune Grec, lui causant une douleur atroce, comme s’il avait la tête prise dans un étau.
Ses yeux éblouis n’y voyaient presque plus : des taches et des raies bariolées voguaient, ruisselaient et virevoltaient devant lui en gammes capricieuses et changeantes. La violence du soleil avait transformé le sable en poudre d’or imprégnée de lumière.
Pandion avait le délire. Des visions hantaient son cerveau égaré. Les statues colossales d’Aiguptos évoluaient dans des fournaises pourpres et s’immergeaient dans les flots d’une mer violette. Celle-ci refluait à son tour, des troupeaux de monstres, demi-bêtes, demi-oiseaux, filaient on ne savait où, précipités du haut de falaises vertigineuses. Et les Pharaons de granit reformaient les rangs pour marcher sur Pandion.
Le jeune homme vacillait, se frottait les yeux et se donnait des soufflets, tâchant de voir la réalité : la perspective des talus embrasés dans l’aveuglante lumière d’or grisâtre. Mais les tourbillons multicolores revenaient à la charge, le délire s’emparait de lui à nouveau. Seul, le désir passionné d’être libre, déplaçait ses pieds au rythme des pieds noirs de Kidogo, et des milliers de dunes s’en allaient dans le sens opposé, vers l’Aiguptos. D’autres montagnes de sables s’érigeaient, coupées d’énormes entonnoirs, au fond desquels apparaissaient des fragments de soi d’un noir de charbon.
Des gémissements rauques parcouraient la longue file d’esclaves ; çà et là, des hommes exténués tombaient à genoux ou la figure dans le sable brûlant, demandant aux camarades de les achever.
Les marcheurs se détournaient, la mine sombre, et poursuivaient leur chemin ; les supplications mouraient derrière eux parmi les dunes aux formes molles. Le sable, le sable embrasé, formidable par sa masse, silencieux et sinistre, paraissait avoir submergé l’univers d’une nappe de flamme poudreuse.
Une éclaircie argentée parut au loin, dans le feu d’or du soleil. Le Libyen poussa un faible cri d’encouragement. Des taches d’un bleu intense se précisaient à l’horizon. C’étaient des terrains salifères.
Les dunes diminuaient, s’abaissaient et devinrent bientôt de petits monticules compacts que les pieds foulaient sans peine, délivrés de l’étreinte tenace des sables mouvants. L’argile jaune et ferme, sillonnée de crevasses, semblait un dallage d’esplanade.
Le soleil était encore à une largeur de main du zénith, lorsque les insurgés atteignirent une falaise basse, en schiste brun, et tournèrent à angle droit vers le Sud-Ouest. Dans une courte entaille du rocher, qui ressemblait de loin à l’entrée d’une grotte, il y avait une vieille citerne alimentée par une source fraîche et limpide.
Pour éviter la cohue des gens affolés de soif, Cavi posta les plus vigoureux à l’entrée de la gorge. On désaltéra d’abord les plus faibles.
Le soleil avait dépassé midi depuis longtemps, mais les hommes buvaient toujours, se traînaient à l’ombre de la falaise, le ventre gonflé, puis retournaient vers l’eau. Ils se ranimaient peu à peu, on entendit le langage vif des Noirs endurants, des rires saccadés, des chamailleries … Mais la gaieté ne revenait pas, car trop nombreux étaient les camarades restés à jamais dans le labyrinthe des dunes, ces camarades fidèles, à peine engagés sur le chemin de la liberté, qui avaient lutté vaillamment et joint leurs efforts avec abnégation aux efforts des rescapés.
Pandion contemplait d’un œil étonné la transfiguration des esclaves dont il avait si longtemps partagé la vie. Il ne voyait plus l’apathie qui avait marqué du même sceau les visages hâves, émaciés.
Les yeux, jadis ternes et indifférents, regardaient alentour avec une attention éveillée, les traits des visages austères paraissaient plus accentués. C’étaient déjà des hommes et non des esclaves, et Pandion donna raison au sage Cavi de lui avoir reproché son mépris des camarades. L’inexpérience du jeune Grec l’avait empêché de les comprendre. Il avait pris pour un trait de caractère l’abattement dû à une longue captivité.
Les gens s’étaient massés au pied de la falaise, dans les maigres taches d’ombre. Ils s’endormirent bientôt d’un sommeil de plomb ; pas de poursuite à craindre : qui, à part ces hommes résolus à mourir pour la liberté, aurait traversé en plein jour l’enfer de l’océan de sable ?
Les fugitifs se reposèrent jusqu’au couchant, et leurs jambes lasses redevinrent alertes. Le peu de nourriture que les plus robustes avaient réussi à emporter à travers le désert, fut méticuleusement réparti entre tous.
L’étape jusqu’à la source suivante allait être longue : le Libyen disait qu’on marcherait toute la nuit, mais qu’en revanche on serait arrivés avant la venue des chaleurs. Au-delà de ces puits, on franchirait une autre zone de dunes, la dernière avant la grande oasis.