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Cette zone n’était heureusement pas plus large que la précédente ; en repartant sur le soir, lorsque le soleil serait au Sud-Ouest, les insurgés atteindraient de nuit l’oasis et s’y approvisionneraient en vivres. Ils n’avaient donc qu’un jour et une nuit à passer sans nourriture..

Ce n’était pas pour effrayer ceux qui avaient déjà subi tant d’épreuves. L’essentiel, qui leur prêtait force et courage, c’est qu’ils s’éloignaient de plus en plus du Kemit maudit et que les chances d’être rattrapés allaient en diminuant.

Le couchant s’éteignait ; la cendre grise estompait la flamme des charbons ardents. Après avoir bien bu encore, les fugitifs se remirent en route.

La chaleur accablante avait disparu, chassée par l’aile noire de la nuit. L’obscurité enveloppait d’une douce étreinte les hommes brûlés par le feu du désert.

Ils suivirent un plateau bas et uni, jonché de cailloux anguleux qui coupaient les pieds des marcheurs imprudents.

Vers minuit, les évadés descendirent dans une large vallée semée de pierres rondes. Ces blocs étranges, mesurant d’une à trois coudées de diamètre, gisaient partout, comme des balles éparpillées par des dieux inconnus. Les hommes qui avançaient maintenant en désordre, traversaient la vallée en biais, se dirigeant vers une côte apparue au loin.

Après la journée étourdissante qui avait décelé implacablement la faiblesse humaine, la paix nocturne était profonde et rêveuse. Pandion eut l’impression que le désert infini avait rejoint la voûte céleste et que les étoiles étaient toutes proches dans l’air diaphane, imprégné d’un sombre rayonnement. Le désert faisait partie du ciel, se confondait avec lui, élevant l’homme au-dessus des souffrances, le laissant seul devant l’éternité de l’espace. La lune surgit, étalant une nappe de lumière argentée sur le sol noir.

Les esclaves avaient atteint la montée. Des dalles de calcaire solide recouvraient le terrain déclive. Polies par les tourbillons de sables, elles reflétaient le clair de lune et semblaient un escalier de verre bleu conduisant au ciel.

Au contact de leur surface lisse et fraîche, Pandion crut monter d’étincelantes marches célestes. Encore un peu, il parviendrait au firmament, passerait le pont d’argent de la Voie Lactée et se promènerait dans le jardin étoilé, exempt de tous soucis.

Mais une fois la côte gravie, l’escalier disparut, une longue descente commença vers une plaine qui s’entrevoyait en bas, étendue noirâtre de gros sable. Elle aboutissait à une chaîne de rocs dentelés et inclinés, telles des bûches géantes plantées de biais dans le sol. Le détachement les atteignit à l’aube et chemina longuement dans un labyrinthe de crevasses jusqu’à ce que le Libyen eût découvert la source. Du haut des rochers, on apercevait une multitude d’autres dunes qui cernaient, hostiles, le refuge des évadés. Des ombres violettes séparaient leurs flancs roses. Mais tant qu’on était au voisinage de l’eau, la mer de sable n’effrayait personne.

Kidogo découvrit un endroit abrité du soleil, où un énorme cube de pierre dominait les murs de grès schisteux, coupés au Nord d’un ravin profond. Entre les falaises, il y avait assez d’ombre pour abriter tout le monde jusqu’au coucher du soleil.

Les hommes fourbus s’endormirent aussitôt : il ne restait plus qu’à attendre que l’astre féroce s’adoucît en descendant vers l’horizon. Le ciel, si proche pendant la nuit, était remonté à une hauteur inaccessible, d’où il aveuglait et brûlait les hommes, comme pour leur faire payer la trêve nocturne. Le temps s’écoulait, l’océan de feu meurtrier environnait les hommes paisiblement endormis.

Cavi, dont le sommeil était léger, fut réveillé par des plaintes. Intrigué, il souleva sa tête alourdie et prêta l’oreille. On entendait parfois un fort craquement suivi de gémissements désespérés. Le bruit s’amplifiait ; beaucoup de fugitifs s’éveillaient et jetaient alentour des regards apeurés. Pas un mouvement parmi les rocs surchauffés, tous les camarades étaient à leurs places, endormis ou aux aguets. Cavi secoua Akhmi qui dormait tranquillement. Le Libyen s’assit, bâilla à se décrocher la mâchoire et rit au nez de l’Étrusque surpris et alarmé.

— C’est le soleil qui fait crier les pierres, expliqua le Libyen, la chaleur va baisser.

La voix désolée des pierres dans le silence menaçant du désert angoissa les fugitifs. Akhmi escalada un rocher, regarda par la fente de ses mains jointes et déclara qu’on pourrait affronter bientôt la dernière étape jusqu’à l’oasis : il fallait se désaltérer dûment avant la marche.

Bien que le soleil eût sensiblement décliné vers l’Ouest, les dunes continuaient à flamboyer. Il semblait absolument impossible de quitter l’ombre pour s’aventurer dans cette mer de feu et de clarté. Mais tous se mirent en colonne par deux, sans murmurer, et emboîtèrent le pas au Libyen, si impérieux était l’appel de la liberté.

Pandion marchait au troisième rang, toujours à côté de Kidogo.

L’endurance à toute épreuve et la bonne humeur du Noir réconfortaient le jeune Grec qui se sentait intimidé par la terrible puissance du site.

L’haleine embrasée du désert contraignait de nouveau les hommes à pencher la tête. Ils avaient parcouru au moins quinze mille coudées, lorsque Pandion remarqua une légère inquiétude de leur guide libyen. Akhmi arrêta à deux reprisés la colonne, pour gravir, enfoncé dans le sable jusqu’aux genoux, le sommet des dunes et considérer l’horizon. Il ne répondait pas aux questions qu’on lui posait.

Comme la hauteur des dunes diminuait, Pandion, tout heureux, demanda à Akhmi si les sables n’allaient pas cesser bientôt.

— Oh, non ? trancha le guide rembruni, en tournant la tête au Nord-Ouest.

Pandion et Kidogo l’imitèrent et virent que le ciel incandescent se frangeait d’une brume plombée. Un rideau de brouillard montait, victorieux de l’éclat du soleil et du ciel.

Subitement, on perçut des sons clairs et mélodieux, comme si, derrière les dunes, des trompettes d’argent attaquaient une fanfare étrange.

Les sons se répétaient et s’intensifiaient, de plus en plus fréquents, et les cœurs des hommes battirent à coups précipités, sous l’effet d’une peur inconsciente, produite par ces accents argentins, mystérieux, comme venus de l’autre monde.

Le Libyen tomba à genoux avec un cri plaintif. Les bras au ciel, il implora la protection des dieux contre une horrible calamité. Ses compagnons effrayés se massèrent dans un espace resserré entre trois dunes. Pandion interrogea Kidogo du regard et fut saisi d’étonnement : la peau noire de son ami était devenue grise. Le jeune Grec ne l’avait jamais vu effrayé et ne savait pas que les Noirs pâlissaient de la sorte. Cavi prit le guide par l’épaule et le releva en demandant d’un ton irrité ce qui était arrivé.

Akhmi tourna vers lui son visage décomposé, où perlaient de grosses gouttes de sueur.

— Le désert chante, le vent clame, précédant la mort, articula-t-il d’une voix rauque. C’est la tempête de sable …

Un morne silence s’établit dans la troupe, rompu seulement par le chant du désert.

Cavi perplexe, ne savait que faire ; quant à ceux qui étaient renseignés, ils connaissaient la gravité du danger et se taisaient.

Akhmi se ressaisit enfin :

— En avant, vite, dépêchons-nous ? J’ai entrevu plus loin une plate-forme rocheuse dégagée du sable, il faut y parvenir. Ici, c’est la mort certaine, nous serions ensevelis, tandis que là-bas … peut-être y aura-t-il des survivants …

Les hommes épouvantés s’élancèrent derrière lui.

La brume plombée s’était transformée en un nuage sanglant qui couvrait tout le ciel. Le haut des dunes poudroya sinistrement, le vent souffleta d’un essaim de poussière cinglante les visages enflammés. L’air devint irrespirable, comme saturé d’un âcre poison. Mais voici que les dunes s’écartèrent, donnant accès à un peu de sol pierreux, noirci et tassé. Le fracas du vent croissait, la nuée sanglante s’était obscurcie dans le bas, comme si un voile noir cachait le ciel. Dans le haut, elle resta pourpre et engloutit le disque pâle du soleil. À l’instar des hommes expérimentés, les gens arrachaient leurs pagnes, les chiffons qui leur couvraient la tête et les épaules, s’enveloppaient le visage et se jetaient à plat ventre, les uns contre les autres, sur les aspérités du rocher brûlant.