Pandion s’attarda un peu. La dernière chose qu’il vit le terrifia. Tout s’était mis en mouvement. Des cailloux gros comme le poing roulaient sur le sol noir, telles des feuilles mortes charriées par le vent d’automne. Les dunes allongeaient vers les fugitifs des tentacules monstrueux, le sable ruisselait alentour, comme l’eau jetée sur le rivage par la tempête. Une masse tourbillonnante assaillit le jeune homme, qui tomba et ne vit plus rien. Chaque battement de son cœur résonnait dans sa tête. Un souffle accéléré sortait péniblement de sa gorge et de sa bouche, qui semblaient revêtues d’une croûte dure.
Le vent sifflait sur un ton aigu, couvert par le bruit sourd du sable emporté ; le désert tout entier hurlait, tonitruait. La tête brouillée, Pandion luttait contre l’évanouissement où le plongeait la tempête suffocante, desséchante. Le jeune Grec toussait violemment pour débarrasser son gosier de la poussière et haletait de nouveau. Ces réactions s’espaçaient de plus en plus. Il finit par perdre connaissance.
Cependant le tonnerre de l’ouragan devenait toujours plus terrible, ses roulements déferlaient dans le désert, telles de gigantesques roues de cuivre. Le sol pierreux vibrait comme une feuille de métal, sous les nuages de sable qui le balayaient. Les grains chargés d’électricité lâchaient des étincelles bleues et toute la masse de sable mouvant s’emplissait d’éclairs. D’un moment à l’autre, semblait-il, une pluie bienfaisante viendrait sauver ces hommes évanouis, desséchés par l’air torride. Mais il ne pleuvait pas, et la tempête continuait à faire rage. L’amas de corps humains se couvrait d’une couche de sable toujours plus épaisse, qui dissimulait les faibles mouvements, étouffait les rares plaintes …
Pandion ouvrit les yeux et aperçut la tête de Kidogo sur le fond du ciel étoilé. Comme il l’apprit par la suite, le Noir s’était longuement affairé auprès des corps inanimés du jeune Grec et des deux Étrusques.
Les hommes remuaient dans les ténèbres, dégageant leurs camarades ensevelis, prêtant l’oreille à l’imperceptible palpitation de vie dans leur poitrine, tirant à l’écart des morts.
Le Libyen Akhmi, ses compatriotes accoutumés au désert et plusieurs Noirs rebroussèrent chemin vers la source. Kidogo resta avec Pandion, qui respirait à peine.
Enfin, cinquante-cinq malheureux à demi morts partirent sur les traces d’Akhmi et de ses compagnons, sans voir le chemin, en se tenant les uns aux autres, Kidogo en tête. Personne ne songeait qu’en retournant sur leurs pas ils allaient peut-être au-devant des Égyptiens lancés à leur poursuite : chacun ne rêvait que de l’eau. L’eau qui avait évincé leur combativité et éteint toutes leurs aspirations, était le seul phare dans le délire de leur cerveau troublé.
Pandion avait perdu toute notion du temps ; il ne savait plus qu’ils s’étaient éloignés des sources de vingt mille coudées à peine, il avait tout oublié sauf la nécessité de se tenir aux épaules de celui qui le précédait, et de cheminer mollement à la cadence de ses camarades. À mi-chemin il entendit des voix qui lui parurent très fortes : Akhmi et les vingt-sept hommes qu’il conduisait revenaient en hâte à leur rencontre, portant avec précaution des chiffons imbibés d’eau et deux vieilles calebasses trouvées près de la source.
Les gens eurent le courage de refuser l’eau en faveur des infortunés restés sur les lieux de la catastrophe.
Il fallait des efforts surhumains pour retourner jusqu’au puits, les forces diminuaient à chaque pas ; néanmoins les hommes laissèrent passer en silence les porteurs d’eau et reprirent leur marche épuisante.
Un brouillard sombre ondulait devant leurs yeux ; ils trébuchaient, tombaient, se relevaient et continuaient leur route, encouragés et soutenus par des camarades plus vigoureux. Les cinquante-cinq hommes ne pouvaient se rappeler la dernière heure du trajet, ils avançaient presque machinalement, d’un pas lent et mal assuré. Malgré tout, ils parvinrent au but ; l’eau ranima leurs esprits, alimenta leurs corps, permit au sang d’assouplir à nouveau les muscles racornis.
Sitôt revenus à eux, ils se ressouvinrent de leurs devoirs de camaraderie. À l’exemple de leurs prédécesseurs, ils s’en retournèrent pour porter à ceux qui se traînaient quelque part dans le désert, la source de vie, l’eau qui s’égouttait des lambeaux d’étoffe trempés. Et cette aide s’avéra inestimable, car elle venait juste à temps. Le soleil se levait. L’eau fournie par les Libyens avait réconforté le dernier groupe de survivants. Les hommes épuisés s’arrêtèrent au milieu des sables, en dépit des exhortations, des commandements, voire des menaces. Les chiffons mouillés leur accordèrent une heure de délai, le temps d’aller jusqu’au puits.
Trente et un hommes de plus purent ainsi retourner à l’eau ; il restait en tout cent quatorze rescapés, moins de la moitié de ceux qui avaient pénétré dans le désert deux jours auparavant. Les plus faibles avaient péri dès la première étape, et l’horrible catastrophe venait de tuer un grand nombre d’excellents combattants. L’avenir paraissait beaucoup plus indéterminé. Les gens étaient déprimés par l’inaction forcée, mais ils n’avaient pas recouvré assez de forces pour continuer le chemin prévu ; ils avaient abandonné leurs armes là où la tempête de sable les avait surpris. S’ils avaient eu de la nourriture, ils se seraient plus vite rétablis, mais les dernières provisions avaient été partagées au début de la nuit passée.
Le soleil flamboyait dans un ciel pur, achevant les moribonds restés sur les lieux de la catastrophe.
Les survivants se réfugiaient dans les anfractuosités des rochers, où ils s’étaient couchés la veille avec ceux qui n’étaient plus. Comme la veille, ils attendaient le soir, pas seulement la baisse de la chaleur du jour, mais la tombée de la nuit dont la fraîcheur, espéraient-ils, permettrait aux affaiblis de poursuivre la lutte contre le désert qui leur barrait le chemin du pays natal.
Mais cette espérance ne devait pas se réaliser.
Le soir venu, comme les fugitifs se sentaient en état de marcher doucement, ils entendirent au loin braire un âne et aboyer des chiens. Ils nourrirent quelque temps l’espoir que c’était une caravane marchande ou un détachement de percepteurs, mais des cavaliers apparurent bientôt dans la plaine assombrie. Les cris bien connus de « aatou ? » retentirent dans le désert. Impossible de fuir, pas d’armes pour se battre, inutile de se cacher, car les chiens féroces, aux oreilles pointues, auraient découvert les fuyards. Plusieurs insurgés s’affalèrent sur le sol, à bout de forces, d’autres se démenaient parmi les rochers. Il y en avait qui s’arrachaient les cheveux. Un Libyen tout jeune poussa un gémissement, de grosses larmes jaillirent de ses yeux épouvantés. Des Asiatiques avaient baissé la tête et grinçaient des dents. Quelques-uns tentèrent de fuir, mais les chiens eurent vite fait de les rattraper.
Ceux qui avaient le plus de sang-froid, demeuraient sur place, comme figés, se creusant la tête à la recherche du salut. Décidément, la chance favorisait les guerriers de la Terre noire : ils avaient rejoint les fugitifs alors que ceux-ci étaient épuisés. S’il leur était resté ne fût-ce que la moitié de leur énergie, la plupart auraient préféré à une nouvelle captivité la mort dans un combat inégal. Mais ils n’avaient plus de forces et n’opposèrent aucune résistance aux cavaliers qui s’avançaient, l’arc en position de tir. La lutte pour la liberté était terminée : mille fois plus heureux étaient ceux qui dormaient là-bas du sommeil éternel, parmi les armes éparses.