Harassés, découragés, les esclaves étaient devenus dociles et apathiques.
Les cent quatorze hommes s’en allèrent vers l’Est sous les coups de fouet, les mains liées derrière le dos et attachés par groupes de dix, la chaîne au cou. Plusieurs guerriers se rendirent sur l’emplacement de la catastrophe pour s’assurer que les autres étaient morts.
Les chasseurs d’hommes comptaient sur une récompense pour chaque fugitif ramené. C’est ce qui sauva les malheureux d’une mort atroce. Pas un seul ne périt pendant l’horrible parcours, où ils marchèrent nus, enchaînés, flagellés, sans recevoir de nourriture. La caravane progressait lentement, contournant les sables.
Pandion cheminait sans oser regarder ses camarades. Il était insensible à tout. Même les coups de fouet ne pouvaient l’arracher-à sa torpeur. Le seul souvenir que lui laissa ce retour à l’esclavage, fut l’instant où ils atteignirent la vallée du Nil, non loin d’Abydos. Le commandant de la troupe arrêta le convoi pour chercher l’embarcadère où un chaland devait les attendre. Les prisonniers s’attroupèrent au bord de la descente dans la vallée, quelques-uns s’affaissèrent sur le sol. La brise matinale leur apportait l’odeur de l’eau.
Le jeune Grec aperçut tout à coup, à l’orée du désert, de jolies fleurs bleu tendre. Balancées sur leurs hautes tiges, elles répandaient un parfum délicat, et Pandion songea que la liberté perdue lui envoyait son dernier présent.
Il remua ses lèvres gercées et sanglantes, des sons faibles et confus s’exhalèrent de son gosier. Kidogo qui l’avait surveillé aux haltes d’un œil inquiet — le Noir se trouvait dans un autre groupe — prêta l’oreille.
— Bleues … il n’entendit que ce mot, et Pandion retomba dans sa torpeur.
On délia les fugitifs et les poussa dans un chaland qui les amena aux environs de la capitale. Ils y furent jetés en prison, comme rebelles dangereux et endurcis, en attendant l’inévitable déportation dans les mines d’or.
La prison était une vaste fosse creusée dans le sol compact et sec, revêtue de briques et couverte de plusieurs voûtes surhaussées. En guise de fenêtres, il y avait quatre meurtrières dans le haut, et au lieu de porte une trappe inclinée, par laquelle on descendait l’eau et la nourriture.
La pénombre qui régnait là en permanence, s’avéra bienfaisante aux captifs : la lumière violente du désert avait enflammé les yeux d’un grand nombre d’entre eux, et en restant au soleil ils seraient certainement devenus aveugles.
Quant au supplice que représentait le séjour dans ce trou fétide après quelques jours de liberté, les prisonniers seuls auraient pu le dépeindre.
Mais ils étaient isolés du monde, personne n’avait cure de leurs sentiments et de leurs souffrances.
Néanmoins, à peine remis des suites du pénible trajet, ils recommencèrent à espérer, si précaire que fût leur situation.
Cavi se remit à exposer, avec sa rudesse habituelle, des pensées accessibles à chacun. On entendit de nouveau le rire de Kidogo, les éclats de voix d’Akhmi. Pandion, abattu par l’écroulement de ses espérances, revenait à lui plus lentement.
Il avait palpé maintes fois dans son pagne la pierre splendide offerte par Ahmès, mais il tenait pour un sacrilège de l’extraire ici, dans cette fosse ignoble. D’ailleurs, la pierre l’avait trompé : elle n’était pas magique et ne l’avait pas aidé à devenir libre, à gagner la mer.
Pandion sortit quand même un jour, à la dérobée, le cristal glauque et l’approcha du pâle rayon qui pénétrait par une des meurtrières, sans atteindre le sol. Au premier coup d’œil jeté sur la gemme transparente et radieuse, le désir de vivre et de lutter ressuscita en lui. Il avait tout perdu, il n’osait même plus songer à Thessa ni évoquer les images de sa patrie. Tout ce qui lui restait, c’était cette pierre, symbole de la mer, de la vie d’antan, véritable, si différente de celle-ci. ( Et Pandion l’admira fréquemment, trouvant dans sa profondeur diaphane cette parcelle de joie indispensable à tout être humain.
Les esclaves ne passèrent pas plus de dix jours dans le souterrain. Les puissants de ce monde avaient décidé de leur sort sans enquête ni jugement. La trappe s’ouvrit soudain, une échelle de bois tomba à l’intérieur. On fit sortir les captifs, on leur lia les mains et les enchaîna par six, aveuglés par le grand jour. Puis ils furent conduits vers le Nil et embarqués à bord d’un gros chaland qui ne tarda pas à démarrer et remonta le fleuve. On expédiait les insurgés à la frontière méridionale de la Terre noire, vers la Porte du Sud[48], d’où ils prendraient le chemin sans retour des terribles mines d’or de Nubie.
Deux semaines après que les détenus eurent troqué leur geôle souterraine contre la prison flottante, voici ce qui se passait à cinq cent mille coudées en amont, au sud de la capitale du Kemit, dans le palais somptueux du gouverneur de la Porte du Sud, bâti dans l’île d’Éléphantine.
Le cruel et tyrannique Kabouefta, gouverneur de la Porte du Sud et du nome d’Éléphantine, qui se considérait comme le plus haut personnage de la Terre noire après le Pharaon, manda le chef des soldats, l’intendant des chasses et le premier conducteur des caravanes du Sud.
Il les reçut à un balcon de son palais, devant une abondante collation et en présence du premier scribe. Grand et musclé, assis à l’instar du Pharaon sur un trône d’ébène et d’ivoire, il dominait orgueilleusement ses interlocuteurs.
Kabouefta avait intercepté à plusieurs reprises les regards interrogateurs échangés par ses dignitaires, et riait dans sa barbe.
Du balcon du palais construit sur une partie élevée de l’île, on apercevait les larges bras du fleuve qui baignaient un groupe de temples en calcaire blanc et granit rouge. Les rives étaient couvertes de palmiers élancés dont le feuillage sombre longeait d’un ruban penné le pied des falaises. Au sud, s’élevait le flanc vertical d’un plateau granitique, à l’est duquel se trouvait la première cataracte du Nil. La vallée s’y rétrécissait brusquement, l’étendue calme de la plaine[49] cultivée s’arrêtait net devant l’immensité aride de la Nubie, le pays de l’or. Les tombes d’ancêtres notoires, gouverneurs de la Porte du Sud, explorateurs intrépides du pays des Noirs, à commencer par le grand Herkhouf, regardaient le palais du haut des terrasses rocheuses. Une inscription en caractères énormes était gravée à côté, sur une paroi de roc soigneusement taillée. Vue du balcon, elle semblait une série de lignes grises parallèles, mais le gouverneur du Sud n’avait pas besoin de lire le texte hautain de son ancêtre Hénou. Il le savait par cœur, mot à mot, et pouvait se l’attribuer intégralement.
« En l’an huit … le garde du sceau, chef de tout ce qui est et de ce qui n’est pas, directeur des temples, des magasins et de la chambre blanche, gardien de la Porte du Sud … »
Les lointains s’estompaient dans une brume de chaleur, mais l’île était fraîche : le vent du nord y luttait contre l’haleine brûlante du Sud et la refoulait dans les plaines désertiques.
Le gouverneur considéra longuement les tombeaux de ses ancêtres, puis il ordonna du geste à un esclave de verser aux convives une dernière coupe de vin. La collation terminée, les invités se levèrent et suivirent leur hôte dans les appartements. Les voici dans une salle carrée, pas très haute, décorée avec l’élégance et le goût du temps de Menkhéperrê[50]. Les murs tout blancs étaient ornés d’une large plinthe bleu clair, à entrelacs blancs rectilignes ; sous le plafond, se déroulait une mince frise de lotus-et de figures allégoriques peintes en bleu, vert, noir et blanc sur un champ d’or mat.
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Nom d’apparat de Thoutmosis III, conquérant et remarquable homme d’État ( 1501–1447 avant notre ère ).