Quatre poutres parallèles en bois cerise traversaient le plafond encadré d’une fine bordure de carreaux noir et or. Les intervalles étaient remplis d’un dessin polychrome, où des spirales dorées et des rosaces blanches ressortaient sur un damier rouge et bleu pâle.
Les larges chambranles de portes en cèdre poli s’entouraient de fines bandes noires, interrompues de nombreuses coches bleues jumelées.
Un tapis, quelques sièges pliants en ivoire, recouverts de peau de léopard, deux fauteuils d’ébène incrusté d’or et plusieurs coffres à pieds, qui servaient aussi de tables, constituaient tout le mobilier de cette salle vaste, claire et bien aérée.
Kabouefta s’assit sans hâte dans un fauteuil et son profil anguleux se détacha nettement sur le mur immaculé. Les dignitaires rapprochèrent leurs sièges, le scribe se plaça près d’une haute table en ébène incrusté d’or et d’ivoire.
Sur le dessus luisant de la table, il y avait un rouleau de papyrus à cachet rouge et blanc. À un signe du gouverneur, le scribe le déroula et s’immobilisa dans un silence respectueux.
Le chef des soldats, maigre et chauve, sans perruque, cligna de l’œil au conducteur de caravanes, petit et râblé, pour lui laisser entendre que l’entretien allait commencer.
En effet, Kabouefta inclina la tête et parla en s’adressant à toute l’assistance :
— Sa Majesté, le maître du Double Pays, Vie, Santé, Force, m’a envoyé une lettre urgente. Sa Majesté m’ordonne d’accomplir une chose inouïe : faire parvenir vivant à la capitale un des rhinocéros qui habitent au-delà du pays de Ouaouat et se distinguent par leur puissance et leur férocité. Jadis, on livrait à la Grande Maison beaucoup d’animaux des contrées lointaines du Sud. Les habitants de la Ville et ceux de Tâ-meriheb ont vu de grands singes, des girafes, des bêtes de Seth et des cochons de terre [51] ; des lions et des léopards féroces escortaient le grand Ouasimarê Setpenrê [52] et combattirent même les ennemis du Kemit[53], mais on n’a jamais capturé un seul rhinocéros … Depuis les temps immémoriaux, les gouverneurs du Sud ont fourni au Kémit tout ce que les pays des Noirs ont d’utile ; rien ne leur semblait impossible. Je veux continuer cette belle tradition : il faut que le Kémit voie un rhinocéros vivant. Je vous ai mandés pour vous consulter sur la meilleure façon de prendre ne serait-ce qu’un seul de ces terribles animaux … Qu’en penses-tu, Nési, toi qui as vu tant de chasses glorieuses ? Le gouverneur s’adressait à l’intendant des chasses, gros homme morose, dont les cheveux frisés, le teint brun et le nez aquilin révélait l’origine hyksôs.
— Cet animal des plaines du Sud est d’une férocité indescriptible, sa peau est à l’épreuve des lances, sa force égale celle de l’éléphant, proféra gravement Nési. Il attaque le premier, renversant, écrasant tout sur son passage. Si on essaie de le prendre dans une trappe, il ne manquera pas de s’estropier, en raison de sa lourdeur. Mais en faisant une grande battue, on pourrait trouver une femelle avec son petit, la tuer et capturer le jeune pour le livrer au Kemit …
Kabouefta frappa coléreusement le bras de son fauteuil.
— Je me prosterne sept et sept fois aux pieds de la Grande Maison, de mon souverain ? Que la honte t’écrase, — le gouverneur pointa son doigt vers l’intendant des chasses désemparé, — toi qui pèches contre sa Majesté ? Nous devons livrer un animal parfait dans la fleur de l’âge, qui inspire la terreur, et non un nourrisson à demi mort. Pas le temps d’attendre qu’il grandisse chez nous en captivité … L’ordre doit être exécuté sans retard, d’autant plus que l’animal habite loin de la Porte du Sud.
Péhéni, le conducteur de caravanes, suggéra d’envoyer trois cents valeureux guerriers sans armes, mais pourvus de cordes et de filets, qui s’empareraient du monstre.
Snofrou, le chef des soldats, fit la grimace ; Kabouefta fronça les sourcils.
Alors, Péhéni s’empressa d’ajouter qu’on pourrait confier la tâche aux Nubiens.
Kabouefta secoua la tête, la bouche tordue d’un sourire méprisant.
— Les temps de Menkhêperrê et de Setpenrê sont révolus : les vils aborigènes de la Nubie ne courbent plus l’échine. Snofrou est bien placé pour savoir au prix de quels efforts et de quelles ruses nous contenons l’appétit de leurs bouches affamées … Non, c’est exclu, nous devons exécuter l’ordre nous-mêmes.
— Si au lieu de guerriers on sacrifiait des esclaves … hasarda Snofrou.
Kabouefta réfléchit, puis s’anima :
— Par Maât, tu as raison, sage chef ? je prendrai ces émeutiers, ces anciens évadés, qui sont plus hardis que les autres. Ils captureront le monstre.
L’intendant des chasses eut un sourire incrédule :
— Tu es sage, Grand chef du Sud, mais permets-moi de demander par quel moyen tu les forceras à courir à une mort certaine ? Les menaces seront sans effet, car à la mort, tu ne pourras opposer que la mort. Que leur importe ?
— Tu connais mieux les bêtes que les hommes, Nési, laisse-moi donc faire. Je leur promettrai la liberté. Ceux qui ont bravé la mort pour elle, la braveront encore une fois. Voilà pourquoi je compte sur les émeutiers.
— Et tu tiendras ta promesse ? insista Nési.
Kabouefta repartit avec une moue arrogante :
— Les maîtres du Sud ne s’abaissent pas jusqu’à mentir aux esclaves. Mais ils ne reviendront pas … Laissons cela … Dis-moi plutôt combien d’hommes il faut pour attraper l’animal et si son habitat est loin d’ici.
— Il faut deux cents hommes. La bête en écrasera la moitié, les autres la terrasseront par leur masse et la garrotteront. Dans deux lunes, ce sera la saison des crues, les pluies ranimeront les herbages de la Nubie. Les animaux viendront pâturer dans le Nord, et on pourra les trouver sur la rive, près de la sixième cataracte. L’essentiel est de capturer la bête au voisinage du fleuve, sans quoi les guerriers ne pourront pas amener à destination ce monstre qui a le poids de sept taureaux. Tandis que par le fleuve on l’acheminera dans une cage jusqu’à la Ville …
Le gouverneur calculait en remuant les lèvres.
— Het ? [54] dit-il enfin. Cent cinquante esclaves suffiront, s’ils se battent bien. Cent guerriers, vingt chasseurs et guides. Tu prendras le commandement, Nési ? Mets-toi à l’œuvre séance tenante. Snofrou choisira des guerriers sûrs et des Nègres pacifiques[55].
L’intendant des chasses s’inclina.
Les dignitaires sortirent de la salle, en riant sous cape de la nouvelle mission de Nési.
Kabouefta fit asseoir le scribe et lui dicta une lettre au directeur des prisons d’Abou et de Souânit.
LA SAVANE D’OR
Au bas de l’escalier qui descendait à flanc de coteau vers la pointe sud de l’île d’Éléphantine, se tenait une foule d’esclaves enchaînés à des poteaux de granit rouge. Il y avait là les cent quatorze insurgés ramenés du désert et quarante Noirs et Nubiens aux visages féroces, aux corps zébrés de cicatrices. Ils restèrent longtemps exposés à l’ardeur du soleil, attendant leur sort.
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