Enfin, un homme de grande taille, en robe blanche, le front et la poitrine parés, d’or qui luisait également sur son bâton d’ébène, se montra sur le palier supérieur. Il marchait lentement, à l’ombre de deux éventails portés par des guerriers nubiens. Plusieurs personnages — de hauts fonctionnaires, à en juger d’après leurs habits — entouraient le potentat. C’était Kabouefta, le gouverneur de la Porte du Sud.
Les guerriers encadrèrent aussitôt les captifs ; le scribe de prison qui accompagnait les esclaves, fit un pas en avant et salua jusqu’à terre.
Kabouefta, imperturbable, vint tout près et promena sur l’assistance un regard dédaigneux. Il dit quelques mots à un fonctionnaire, la mine détachée. Son ton était approbateur. Le gouverneur frappa le sol de son bâton, dont l’embout de cuivre sonna contre le dallage.
— Regardez-moi tous et écoutez ? Que ceux qui ne comprennent pas la langue du Kémit, soient emmenés à gauche ; on leur expliquera après.
Les guerriers se dépêchèrent de conduire à l’écart une quinzaine de Noirs qui ne savaient pas l’égyptien.
Kabouefta parla d’une voix lente et forte, en dialecte populaire, choisissant ses expressions. On voyait que le maître du Sud avait souvent l’occasion de rencontrer des étrangers.
Il exposa l’affaire aux esclaves, sans leur cacher qu’un grand nombre d’entre eux périrait, mais promit la liberté aux survivants. La plupart, des insurgés signifièrent leur consentement par des exclamations approbatives, les autres gardèrent un silence obstiné. Personne ne refusa.
— Het ? poursuivit Kabouefta et son regard effleura de nouveau les corps maigres et sales. Je vais donner l’ordre qu’on vous fasse manger et vous laver. Le chemin à travers cinq cataractes du Hâpî est dur, vous irez plus vite en canots légers. Je vous ferai délier, si vous jurez de ne pas vous évader … Des clameurs joyeuses l’interrompirent. Quand elles se furent apaisées, il continua : Mais à part ce serment, je vous préviens que pour chaque fugitif, dix de ses meilleurs camarades seront écorchés, saupoudrés de sel et jetés, pieds et poings liés, sur les rives sablonneuses de la Nubie. Les poltrons qui prendront la fuite pendant la capture de l’animal, seront soumis aux plus atroces tortures, car les Nubiens sont tenus, sous peine de châtiment, de les dépister et de s’en saisir.
Un morne silence accueillit la fin de ce discours. Toujours impassible, Kabouefta se remit à examiner les esclaves. Une longue expérience guida infailliblement son choix.
— Viens ici, toi ? Le gouverneur désignait Cavi. Tu commanderas l’équipe et serviras d’intermédiaire entre les chasseurs et tes compagnons.
Cavi s’inclina sans hâte. Un sombre sourire apparut un instant dans sa barbe.
— Tu nous vends cher la liberté, seigneur, mais nous l’achetons, dit l’Étrusque et il se tourna vers ses camarades : Un animal féroce n’est pas plus redoutable que les mines d’or, et il y a davantage d’espoir …
Kabouefta s’éloigna. Les captifs furent réintégrés en prison. Le gouverneur du Sud tint parole : on donna aux esclaves une nourriture abondante, on leur ôta colliers et chaînes, et les mena deux fois par jour se laver dans une anse du Nil protégée des crocodiles par une clôture. Deux jours après, cent cinquante-quatre esclaves se joignirent à un détachement de guerriers et de chasseurs pour remonter le fleuve avec trente canots en jonc.
La route était longue. Les habitants de la Terre noire estimaient à quatre millions de coudées la distance de la Porte du Sud à la sixième cataracte. Le fleuve qui coulait presque en ligne droite à travers les pays de Ouaouat et d’Irtet, formait au pays de Koush[56], situé plus haut, deux grands méandres, l’un à l’Ouest, l’autre à l’Est.
L’intendant des chasses était fort pressé : le voyage devait durer deux mois, et la crue commencerait dans neuf semaines. L’avance serait ralentie par la lutte contre le courant accéléré. Et la lourde barque avec le monstre capturé ne pourrait descendre le fleuve par les cataractes que pendant la crue. On avait donc peu de temps pour le retour.
Les esclaves, toujours bien nourris, se sentaient frais et dispos, malgré le dur labeur quotidien. Ils conduisaient les canots chargés à l’encontre du courant, particulièrement rapide aux ressauts des cataractes.
La perspective de la chasse ne les inquiétait pas encore, chacun avait la certitude de s’en tirer et d’obtenir la liberté. Le contraste entre les étendues sauvages du pays inconnu et l’attente d’un châtiment cruel dans le cul de basse-fosse, était trop frappant. Les hommes travaillaient donc de leur mieux, réconfortés de corps et d’esprit. L’intendant des chasses, satisfait, ne lésinait pas sur les vivres, fournis par toutes les localités rencontrées en chemin.
Au sortir d’Abou, Pandion et ses camarades aperçurent la première cataracte. Le courant impétueux, resserré entre les rocs, se divisait en plusieurs torrents d’eau bouillonnante, blanche d’écume, qui déferlait en rugissant parmi les labyrinthes de rocs noirs. Des siècles auparavant, dix mille esclaves, dirigés par d’habiles ingénieurs du Kemit avaient creusé des canaux en plein granit, par lesquels les navires de guerre même franchissaient aisément les cataractes. Quant aux canots de l’expédition de chasse, ni la première cataracte ni les suivantes n’étaient pour eux des obstacles sérieux. Les esclaves se mettaient en file, dans l’eau jusqu’à la ceinture, et poussaient les embarcations d’un îlot à l’autre. Ils étaient parfois obligés de les transporter sur leurs épaules, en suivant des saillies de la rive découpée par les crues. Chaque jour les rapprochait du but.
Ils dépassèrent un temple rupestre [57] de la rive gauche. L’œil de Pandion fut attiré par quatre colosses de trente coudées, debout dans les niches. Ces statues géantes du Pharaon conquérant Setpenrê semblaient garder l’entrée du sanctuaire.
Les navigateurs mirent une journée à franchir la deuxième cataracte.
Plus loin, se trouvaient l’île Ouronartou et une énorme forteresse bâtie sur la rive accidentée du rapide de Semneh.
Cette forteresse, appelée « Refoulement des Sauvages » existait depuis neuf siècles, étant l’œuvre du Pharaon qui avait conquis la Nubie[58].
Les grosses murailles de vingt coudées de haut, en briques crues, étaient intactes ; on les réparait tous les trente ans. Sur les rochers, il y avait des écriteaux de pierre qui interdisaient aux Noirs l’accès du Kemit.
La lugubre construction grise, avec ses tours carrées aux angles et plusieurs autres orientées vers le fleuve, avec son escalier étroit qui montait de la rive parmi les rochers, se dressait là, incarnation de la puissance hautaine de l’Aiguptos. Mais aucun des esclaves ne soupçonnait que les temps de son apogée étaient révolus, que ce pays, édifié sur le labeur d’une multitude d’opprimés, était ébranlé à sa base par de fréquentes insurrections et menacé par la force accrue des peuples nouveaux.
On vit en cours de route quatre autres forteresses érigées sur des îles rocheuses ou sur des falaises. Les canots passèrent un méandre accentué, au milieu duquel se trouvait la petite ville de Het Iten. Fondée par ce Pharaon maudit, dont la capitale en ruine avait révélé à Pandion la statue de la jeune fille mystérieuse, elle était peuplée d’Égyptiens réfugiés ou expulsés jadis de la Terre noire. Au bout du méandre, le fleuve heurtait des rocs de grès sombre et tournait à angle droit. C’était là que commençait la troisième cataracte, qui mesurait près de cent mille coudées de long et dont la traversée prit quatre jours.
La quatrième cataracte, en amont de la grande ville de Napata, capitale des rois de Nubie, était plus longue encore et retint les voyageurs pour cinq jours. Les canots stationnèrent deux autres jours, tandis que l’intendant des chasses menait des pourparlers avec les dirigeants de Koush.
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