Les arbres alternaient avec des bouquets d’arbustes à feuilles menues, qui s’alignaient dans une ravine peu prononcée, lit d’un torrent éphémère, ou se groupaient au loin en massifs irréguliers. De temps à autre, apparaissaient des arbres au tronc court, d’une épaisseur extraordinaire, qui se partageaient en une multitude de branches noueuses, couvertes de petites feuilles récentes et de touffes de fleurs blanches[61]. Ils dominaient la plaine de leur cime massive, qui projetait sur le sol des ombres allongées. Leur écorce fibreuse avait les reflets métalliques du plomb, les branches paraissaient forgées en cuivre rouge, les fleurs exhalaient un doux parfum d’amande.
Le soleil dorait l’herbe rude qui ondulait à peine ; les cimes des arbres semblaient flotter au-dessus, tels de vaporeux nuages verts.
Une rangée de lances noires émergea de la savane : plusieurs oryx[62] montrèrent leurs longues cornes et disparurent derrière un rideau de buissons. L’herbe était encore clairsemée ; entre ses touffes, on apercevait la terre nue, craquelée : la saison des pluies ne faisait que débuter. À gauche, il y avait un bosquet d’arbres qui s’apparentaient aux palmiers par leur feuillage penné, mais dont les fûts bifurquaient en haut, comme deux doigts écartés, et se ramifiaient ensuite plusieurs fois.
C’est là que, la veille, les chasseurs avaient découvert des rhinocéros ; faisant signe aux esclaves de rester sur place, ils se glissèrent avec précaution jusqu’à la lisière, pour jeter un coup d’œil dans le bois, qui paraissait sombre après la savane ensoleillée. Comme les bêtes n’y étaient pas, ils conduisirent les esclaves vers un lit de torrent desséché, rempli de broussailles. Il y avait là une source transformée par les rhinocéros en un trou boueux, où ils se vautraient aux heures torrides. Les chasseurs atteignirent un endroit dégagé, que trois acacias ombelliformes bordaient à l’Est. À deux milliers de coudées avant d’arriver au lit du torrent, le Nubien qui marchait en tête s’immobilisa soudain, les bras écartés, pour commander l’arrêt. Dans le silence, on entendit le faible bourdonnement des insectes. Kidogo toucha l’épaule de Pandion et montra quelque chose à une certaine distance de leur chemin. Le jeune Grec vit auprès d’un bouquet d’arbustes épineux, deux formes qui avaient l’air de rochers arrondis. C’étaient les terribles animaux des savanes. Ils n’avaient pas remarqué les hommes auxquels ils tournaient le dos, et demeuraient tranquillement couchés. Pandion ne les trouva pas énormes, l’un était beaucoup plus petit que l’autre. Aucun des esclaves ne soupçonnait que les chasseurs, désireux d’obtenir une bonne récompense, avaient choisi un très grand mâle de la race des rhinocéros blancs[63], qui se distinguaient de leurs congénères noirs du Sud par leurs dimensions, la hauteur de l’encolure, un mufle large et carré, une peau grise. Le second animal, plus petit, était une femelle. Les chasseurs résolurent de modifier le plan d’attaque, pour éviter que l’intervention de la femelle ne compromît l’affaire.
L’intendant des chasses et le chef des guerriers grimpèrent lestement à un arbre, maudissant tout bas les longues épines disséminées sur le tronc. Les guerriers s’étaient cachés derrière les broussailles. Les esclaves et les chasseurs rassemblés s’alignèrent sur plusieurs rangs et se précipitèrent avec des cris assourdissants vers la clairière, en brandissant leurs cordes. Les deux bêtes sautèrent sur leurs pattes avec une promptitude étonnante. Le mâle énorme s’attarda un moment, l’œil rivé sur les hommes qui accouraient ; la femelle, plus craintive, prit la fuite. C’était ce que voulaient les chasseurs : ils s’élancèrent à droite pour séparer le couple.
L’intendant des chasses vit d’en haut le corps gigantesque du rhinocéros figé, la courbe noire des oreilles pointées en avant, de part et d’autre d’une large portion de sinciput en forme de bourrelet. Derrière les oreilles, s’élevait le garrot massif, et en avant luisait la pointe aiguë d’une corne. Les petits yeux regardaient en bas d’un air stupide et même outragé, sembla-t-il à l’Égyptien.
L’instant d’après, le rhinocéros se tourna de profil, présentant à Nési sa longue tête difforme, la courbe raide de son échine, les vertèbres apparentes de sa croupe, ses pattes pareilles à des troncs d’arbres et sa petite queue en bataille.
Une corne formidable, qui mesurait au moins trois coudées de long, se dressait sur le nez ; luisante, très grosse à la base, elle s’effilait brusquement. Derrière elle, se voyait une autre, plus courte et très pointue, avec une large base ronde.
Le cœur des assaillants battit à coups redoublés : vu de près, l’animal était un monstre effrayant. Son corps avait huit coudées de long, son garrot s’élevait à quatre coudées au-dessus du sol. Il renifla si fort, que tous l’entendirent nettement, et fonça sur les hommes. Avec une célérité inconcevable pour une telle masse, il pénétra au milieu de la foule. Personne n’avait eu le temps de lever sa corde. Pandion, qui se trouva à l’écart de la bête, n’aperçut que les naseaux dilatés, entourés de plis annulaires, l’oreille droite fendue et la peau verruqueuse du flanc. Puis tout se brouilla dans sa tête. Une clameur stridente retentit, à travers la savane, une forme humaine bizarrement désarticulée vola en l’air. Le rhinocéros traça un large sillon dans la troupe d’esclaves, fonça plus loin, laissant derrière lui des corps étendus, fit volte-face et chargea de nouveau les malheureux. Cette fois, des grappes humaines se pendirent au bolide. Mais le monstre était un paquet de muscles et de gros os revêtus d’une peau dure comme une cuirasse. Les hommes s’éparpillaient, projetés en tous sens, et de nouveau le rhinocéros piétina, écrasa, éventra de sa corne les esclaves à terre. Pandion qui s’était jeté en avant avec les autres, fut étourdi par un coup terrible et tomba sur les genoux et les mains. Des plaintes et des cris montaient de la clairière, la poussière tourbillonnait. L’intendant des chasses, qui s’était égosillé sur son arbre pour encourager les combattants, se taisait maintenant, décontenancé. Pas une seule corde ne s’était enroulée autour du géant, cependant que le nombre de tués et de blessés s’élevait au moins à une trentaine. Les guerriers, pâles et tremblants derrière les arbres, imploraient le salut des dieux du Kemit. Le monstre se retourna une troisième fois, et bien que les hommes se fussent instinctivement écartés sur son passage, il réussit à transpercer de sa corne Remdus, le plus jeune des Étrusques. L’animal se démenait parmi les esclaves avec des reniflements violents, piétinant et cornant dans le tas. Ses naseaux crachaient l’écume, ses petits yeux brillaient de fureur.
Cavi se précipita sur lui avec un cri de fureur, mais sa corde glissa sur la corne ; il alla rouler à plusieurs pas, inondé de sang : la peau rugueuse de la bête lui avait écorché le bras et la poitrine.
L’Étrusque se releva avec effort, pleurant de rage impuissante. Démoralisés par la force du rhinocéros, les hommes reculaient ; les moins braves se cachaient derrière le dos des camarades.
Encore un peu, semblait-il, tous se débanderaient, terrifiés, renonçant à la liberté.
Nouvelle charge du rhinocéros, nouveaux hurlements. Alors Kidogo s’avança, les narines palpitantes, animé de l’ardeur belliqueuse qui naît devant le danger mortel, lorsque l’on ne pense plus qu’à détendre sa vie. Évitant la corne meurtrière, il courut après le monstre et se cramponna éperdument à sa queue. Pandion, revenu à lui, ramassa un filet qui traînait à terre. Il sentit à ce moment qu’il devait être à la tête des camarades qui l’avaient protégé de leurs corps pendant son étourdissement. Une vague réminiscence lui traversa l’esprit : la clairière en Crète, la taurocathapsie périlleuse. Le rhinocéros ne ressemblait guère à un taureau, mais Pandion résolut d’utiliser le procédé crétois. Son filet roulé sur l’épaule, il s’élança vers l’animal. Celui-ci venait de s’arrêter, soulevant d’une ruade une nuée de poussière et projetant au loin Kidogo. Deux Libyens qui avaient deviné le plan de Pandion, détournèrent l’attention de la bête, le jeune Grec le rejoignit d’un bond et se colla à son flanc. Le rhinocéros virevolta aussitôt, l’éraflant de sa peau râpeuse. Malgré l’horrible douleur, Pandion saisit l’oreille du monstre. Comme jadis la jeune Crétoise, il enfourcha d’un bond l’animal. Le rhinocéros se démena. L’homme se cramponna de toutes ses forces. « Pourvu que je me maintienne », se répétait-il sans cesse.