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Et il se maintint juste assez pour jeter le bord du filet sur le mufle du pachyderme. Les cornes passèrent à travers les mailles, une joie délirante envahit Pandion ; mais aussitôt sa vue se troubla, il perdit connaissance. Il y eut un craquement, une terrible pesanteur l’accabla, la nuit emplit ses yeux.

Tout à son combat, il n’avait pas vu que Kidogo, rugissant comme un lion, s’était de nouveau accroché à la queue du rhinocéros, que dix Libyens et six Amous avaient saisi le filet qui enveloppait la tête de l’animal. En voulant se dégager, la bête était tombée sur le flanc, cassant le bras et la clavicule du jeune Grec. Les esclaves profitèrent aussitôt de la chute du monstre : ils lui sautèrent dessus avec des cris, un second filet lui emprisonna la tête, deux nœuds coulants lui serrèrent une patte de derrière, un autre — une patte de devant. Le reniflement du rhinocéros se changea en rugissement sourd, il se renversa sur le côté gauche, puis sur le dos, broyant sous son poids les os des hommes. Sa force s’avérait illimitée. Il se releva et retomba six fois, empêtré dans les cordes, et massacra ainsi plus de cinquante hommes.

Mais les cordes et les courroies l’entravaient de plus en plus, les hommes le nouaient solidement. Trois filets l’enveloppèrent, en haut et en bas. Une poignée d’hommes ensanglantés, couverts de sueur et de crasse, s’appesantit sur le monstre qui se débattait furieusement. La peau de l’animal, trempée de sang humain, était devenue visqueuse, les doigts crispés glissaient dessus, mais les nœuds se resserraient toujours. Ceux-là même sur qui la lourde carcasse s’était effondrée une dernière fois, se cramponnaient aux liens dans un effort suprême.

Les chasseurs munis d’écheveaux de courroies s’approchèrent du rhinocéros terrassé, lui attachèrent en croix les quatre pattes et fixèrent par la corne la tête aux pattes de devant.

Le terrible combat était terminé.

Les hommes reprenaient lentement leurs esprits, les muscles des corps meurtris frissonnaient comme sous l’effet de la fièvre, des taches noires flottaient devant les yeux aveuglés.

Enfin, les battements précipités des cœurs ralentirent, on entendit des soupirs de soulagement ; les gens commençaient à se rendre compte que la mort les avait épargnés. Cavi se leva, couvert de boue sanglante ; Kidogo alla à lui, grelottant, mais radieux. Le sourire quitta cependant son visage pâli, dès qu’il s’aperçut que son ami Pandion n’était point parmi les survivants.

Il y avait soixante-treize hommes hors de danger, les autres étaient morts ou mortellement blessés. L’Étrusque et Kidogo découvrirent le jeune Grec parmi les cadavres, dans l’herbe piétinée, et le transportèrent à l’ombre. Cavi l’examina et ne lui trouva aucune lésion grave. Remdus avait péri, ainsi que l’impétueux meneur amou ; Akhmi, le brave Libyen, agonisait, la poitrine défoncée.

Tandis que les esclaves dénombraient leurs pertes et emportaient les mourants sous les arbres, les guerriers amenèrent du fleuve une immense plate-forme en bois, — le fond de la cage préparée pour le rhinocéros, — mirent dessus le monstre garrotté et la traînèrent vers le Nil sur des rondins.

Cavi aborda l’intendant des chasses.

— Ordonne-leur, il montra les guerriers, de nous aider au transport des blessés.

— Que veux-tu en faire ? demanda l’intendant, impressionné malgré lui par la stature puissante de l’Étrusque souillé de sang et de poussière, et par la noble tristesse de son visage.

— Nous les ramènerons : quelques-uns tiendront peut-être jusqu’au Kemit dont les médecins sont si habiles … répondit Cavi, la mine sombre.

— Qui t’a dit que vous alliez revenir au Kemit ? interrompit l’Égyptien.

L’Étrusque tressaillit et recula d’un pas.

— Le gouverneur du Sud aurait-il menti ? Ne sommes-nous pas libres ? ? cria-t-il.

— Non, le Grand chef ne t’a pas menti, misérable, vous êtes libres ? À ces mots, l’intendant des chasses tendit à l’Étrusque un petit rouleau de papyrus. Voici son ordonnance.

Cavi prit délicatement le feuillet précieux qui leur rendait la liberté.

— Mais alors, pourquoi … commença-t-il.

— Tais-toi, reprit aussitôt l’Égyptien arrogant. Écoute ce que je vais te dire. Vous êtes libres ici — il appuya sur le dernier mot — et vous pouvez aller où bon vous semble : par là ou par là — de la main, il indiqua l’Ouest, le Sud et l’Est — mais ni au Kemit ni dans la Nubie qui lui est soumise. Si vous désobéissez, vous redeviendrez esclaves. Je suppose, conclut-il d’une voix dure, qu’après avoir réfléchi à votre aise, vous retournerez aux pieds du Maître pour servir le peuple élu de la Terre noire, comme il est écrit dans votre destinée.

Cavi fit deux pas en avant, le regard exalté. Il allongea le bras vers un des guerriers et lui arracha hardiment son glaive, tandis que l’autre adressait à l’intendant des chasses un coup d’œil désemparé. L’Étrusque leva de champ la lame luisante, y apposa ses lèvres et prononça rapidement dans sa langue que personne ne connaissait :

— Par le dieu suprême de la foudre et de la mort, dont je porte le nom, je jure de retourner vivant dans mon pays, en dépit des méfaits du peuple maudit ? Je jure que désormais je n’aurai de trêve avant d’avoir débarqué au Kemit, à la tête d’une forte armée, pour lui faire expier tout cela ?

Cavi embrassa du geste la clairière jonchée de cadavres et jeta violemment le glaive à ses pieds. L’arme se planta dans le sol. L’Étrusque vira sur ses talons et s’en fut vers ses camarades, mais subitement il rebroussa chemin.

— Je ne te demande plus rien, dit-il à l’intendant des chasses qui s’éloignait avec le dernier groupe de guerriers, laisse-nous seulement quelques lances, des coutelas et des arcs. Nous devons protéger nos blessés contre les fauves.

L’Égyptien acquiesça de la tête et disparut derrière les fourrés, suivant le large sillage tracé dans l’herbe par la plate-forme au rhinocéros.

Cavi raconta l’entretien aux autres affranchis. Des cris de colère, de sourdes malédictions et de vaines menaces se mêlèrent aux plaintes des moribonds.

— Nous aviserons plus tard ? cria Cavi. Pour le moment, songeons aux blessés. Le Hâpî est loin et nous sommes trop fatigués pour y transporter nos camarades. Après avoir pris un peu de repos, cinquante hommes iront jusqu’au fleuve et vingt resteront ici à monter la garde, car le pays est infesté de carnassiers.

Cavi montra les dos obliques et tachetés des hyènes qui rôdaient à distance, alléchées par l’odeur de sang frais. De grands oiseaux aux cous déplumés planaient au-dessus de la clairière, descendaient, puis remontaient.

La terre sèche flambait au soleil, un réseau de taches lumineuses palpitait imperceptiblement sous les arbres, le roucoulement mélancolique d’un pigeon des roches montait dans l’air silencieux et torride. L’excitation des hommes était passée, leurs blessures les faisaient souffrir.