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La mort de Remdus désolait Cavi : le jeune homme avait été le seul fil qui le reliât à sa patrie lointaine. Et voici que ce fil était rompu.

Kidogo, oubliant ses écorchures, veillait Pandion. Le Grec, qui avait sans doute des lésions internes, ne reprenait pas connaissance. Une respiration faible et sifflante s’échappait de ses lèvres racornies. Le Noir considéra à plusieurs reprises ses compagnons muets, allongés dans l’ombre, puis il sauta sur ses pieds, invitant les autres à aller chercher de l’eau pour les blessés.

Les hommes se levaient avec des gémissements. La soif les tortura aussitôt, piquant et rongeant leur gosier.

Si les gens plus ou moins valides souffraient à ce point, que devaient ressentir les blessés que l’épuisement empêchait de parler. Or, jusqu’au fleuve il y avait au moins deux heures de marche en ligne droite.

Des voix montèrent soudain des fourrés : une cinquantaine de guerriers chargés de cruches d’eau et de vivres déboucha dans la clairière. Il n’y avait pas d’Égyptiens parmi eux, mais seulement des Nubiens et des Noirs conduits par deux guides.

Les guerriers se turent aussitôt, à la vue du champ de bataille. Parvenus à l’arbre sous lequel se tenait Cavi, ils déposèrent à ses pieds, sans proférer un mot, les récipients d’argile et de bois et y ajoutèrent une dizaine de lances, six arcs et autant de carquois pleins, quatre lourds coutelas et quatre petits boucliers en cuir d’hippopotame garnis de plaquettes de cuivre. Les hommes se jetèrent avidement sur les cruches. Kidogo saisit un coutelas et, roulant des yeux terribles, déclara qu’il tuerait le premier qui oserait boire l’eau. On versa vite le contenu de deux cruches dans les bouches ouvertes et sèches des blessés ; les autres se désaltérèrent ensuite. Les guerriers s’en allèrent sans avoir dit un mot.

Deux des affranchis savaient guérir les plaies ; aidés de Cavi, ils pansèrent leurs camarades. Les os fracturés de Pandion furent maintenus entre des éclisses d’écorce dure qu’on emmaillota de bandes d’étoffe arrachées à son pagne. Pendant l’opération, Kidogo aperçut une pierre glauque scintillante, qui avait été nouée dans la toile. Il la cacha soigneusement, estimant que c’était une amulette de son ami.

On dut mettre des éclisses à deux autres blessés : un Libyen au bras cassé et un Noir sec et musclé qui gisait, inerte, avec une fracture du tibia. L’état des autres semblait désespéré : la corne terrible du monstre leur avait endommagé les entrailles. Quelques-uns avaient été broyés sous le poids de l’énorme corps et des pattes, grosses comme des colonnes.

Avant que Cavi eût prodigué des soins à tous ses compagnons blessés, la silhouette d’un homme qui accourait surgit dans l’herbe jaune. C’était un indigène ; il avait amené tout à l’heure les guerriers qui apportèrent l’eau, et revenait maintenant sur ses pas.

Le Nubien essoufflé s’approcha de Cavi et lui tendit les mains, la paume tournée vers le haut. L’Étrusque comprit ce geste d’amitié et fit de même. Alors le guide s’accroupit à l’ombre d’un arbre, appuyé sur sa lance, et parla rapidement, indiquant la direction du Sud et du fleuve. Il y eut un instant de confusion : le Nubien ne savait pas plus de dix mots en langue du Kemit, et Cavi ne comprenait pas du tout le nubien ; mais parmi les affranchis on trouva des interprètes.

Le guide avait, paraît-il, quitté les guerriers pour venir en aide aux anciens captifs. Il affirmait qu’on les avait expulsés de la région soumise au Kemit et que de ce fait, en retournant vers le fleuve, ils risquaient de retomber en esclavage. Le Nubien conseilla à Cavi d’aller à l’Ouest, où ils atteindraient bientôt une grande vallée. Ils la suivraient en direction du Sud et rencontreraient, au bout de quatre jours, de paisibles éleveurs nomades.

— Donne-leur ceci, — le Nubien sortit de la pièce d’étoffe jetée sur son épaule, un signe en ramilles rouges entrelacées d’une manière spéciale, — ils sauront alors à quoi s’en tenir et vous donneront des ânes pour transporter les blessés. Encore plus au Sud, commencent les terres d’un peuple riche et pacifique, qui déteste le Kemit. Les blessés pourront y guérir. À mesure que vous avancerez vers le Sud, il y aura davantage d’eau et les pluies seront plus fréquentes. Dans le lit à sec que vous longerez au début, vous obtiendrez toujours de l’eau en creusant un trou de deux coudées de profondeur …

Le Nubien s’était levé, pressé de partir ; Cavi s’apprêtait à le remercier, lorsque l’un des affranchis asiatiques, qui avait une longue barbe sale et des cheveux hirsutes, bondit vers le guide.

— Pourquoi nous conseilles-tu d’aller à l’Ouest et au Sud ? Notre maison est là-bas ? L’homme montra l’Est, où était le Nil.

Le Nubien le toisa et répondit lentement :

— Si tu franchis le fleuve, tu verras à l’Est un désert pierreux. Passé le désert et au-delà de hautes montagnes, tu arriveras au bord d’une mer où le Kemit est maître. Si tu parviens à traverser la mer, les déserts qui t’attendent sont encore plus terribles, à ce qu’on dit. Et les montagnes et la vallée de la rivière des Aromates sont peuplées de tribus qui fournissent au Kemit des esclaves en échange d’armes. Pense un peu ?

— N’y aurait-il pas de chemin au Nord ? insinua un Libyen.

— Au Nord, à deux jours de marche, il y a un désert immense : des pierres et de l’argile, puis du sable. Pourquoi y aller ? Peut-être qu’il y a des routes et des sources, mais je l’ignore. Je vous indique le trajet le plus facile et que je connais bien … Et signifiant du geste que l’entretien était terminé, le guide sortit de sous l’arbre.

Cavi le rejoignit, lui entoura les épaules de son bras et le remercia dans un jargon fait de mots égyptiens et étrusques ; puis il appela un interprète.

— Je n’ai rien à t’offrir, voilà tout ce quel je possède … il toucha son pagne crasseux. Mais je te garderai dans mon cœur.

— Ce n’est pas pour me faire payer que je vous aide, c’est pour obéir à mon cœur, répondit le Nubien souriant. Lequel d’entre nous qui avons tâté du joug de la Terre noire, refuserait de secourir des braves qui se sont libérés au prix d’une si cruelle épreuve ? Suis bien mon conseil et ne perds pas le signe que je t’ai donné … Encore une chose : la source est à votre droite, à deux mille coudées, là où se baignaient les rhinocéros, mais il vaut mieux partir aujourd’hui même, avant la nuit. Adieu, vaillant étranger ? Salut à tes braves compagnons ? Je suis pressé.

Le guide disparut, tandis que Cavi le suivait d’un regard pensif.

Non, ils ne pouvaient s’en aller aujourd’hui, livrant leurs moribonds à la merci des hyènes. Puisque l’eau n’était pas loin, raison de plus pour rester sur place.

Cavi retourna auprès de ses camarades qui tenaient conseil. Désaltérés et rassasiés, les hommes étaient devenus plus raisonnables et pesaient dûment leur plan d’action.

Tout le monde comprenait l’impossibilité d’aller au Nord : il fallait s’éloigner au plus vite du fleuve, mais on n’avait pas encore décidé si on irait au Sud ou à l’Est.

Les Asiatiques qui représentaient près de la moitié des survivants, ne voulaient pas pénétrer dans le pays des Noirs et insistaient sur la marche vers l’Est. A en croire les Nubiens, on atteindrait en trois semaines le rivage de la mer étroite qui séparait la Nubie de l’Asie, et les habitants de ce pays consentaient à risquer de nouveau la traversée du désert pour être plus vite chez eux.

Cavi avait été emmené en esclavage pendant une campagne militaire. Il avait laissé sa famille au pays natal et la possibilité d’un prompt retour le séduisait. L’expulsion du Kemit lui avait porté un coup douloureux, car le plus simple eût été de revenir par le Grand Fleuve en bateau, jusqu’à la mer. Mais ce guerrier éprouvé se rendait compte qu’une poignée d’hommes perdus au cœur d’un pays hostile, surtout dans le désert où les puits étaient rares, ne pourrait subsister que par miracle. Or, les miracles ne s’étant jamais produits dans sa vie, il n’y croyait guère.