L’aïeul et son petit-fils se dirigèrent le long des broussailles de laiches et de roseaux brunis, vers un cap mince qui s’avançait loin dans la mer, telle une longue muraille.
Deux gros chênes aux branches étalées poussaient à son extrémité. Un autel en pierre calcaire s’élevait entre leurs troncs, devant un poteau de bois noirci, taillé en forme de corps humain. C’était un temple ancien, consacré à la divinité locale : la rivière Achéloos qui se jetait dans la mer à cet endroit.
L’embouchure se perdait dans les fourrés peuplés d’oiseaux migrateurs.
La mer brumeuse apparaissait à l’arrière-plan. Les vagues venues du large se brisaient contre la pointe aiguë du cap, qui ressemblait au cou d’un animal géant dont la tête serait immergée.
Le grondement solennel du ressac, les cris perçants des oiseaux, le sifflement du vent dans les roseaux et le bruissement des branches de chêne se confondaient en une symphonie violente et inquiète.
Le vieillard alluma un feu sur l’autel en pierres brutes. Il jeta sur le bûcher un morceau de viande et une galette. Le sacrifice terminé, il conduisit Pandion vers une grande dalle au bord de la falaise moussue et lui ordonna de la déloger. Le jeune homme s’acquitta sans peine de cette tâche et, sur l’indication de l’aïeul, introduisit la main dans une large fissure qui séparait deux couches de calcaire. Du métal tinta, et Pandion sortit une à une des armes de bronze verdi par l’oxydation, un glaive, un casque et une large ceinture en plaques carrées, que l’on mettait en guise de cuirasse pour protéger le bas du torse.
— Ce sont les armes de ton père qui a péri dans la fleur de l’âge, dit l’aïeul à voix basse. Le bouclier et l’arc, tu devras te les procurer toi-même.
Le jeune homme bouleversé se pencha sur les reliques et nettoya la couche d’oxyde avec précaution.
Le vieillard s’était assis, le dos au rocher, et observait son petit-fils en silence, s’efforçant de lui cacher sa tristesse, Pandion abandonna les armes pour courir l’embrasser. Le vieillard lui entoura la taille de son bras et sentit le relief des muscles puissants. Il avait l’impression que lui et son fils, mort depuis des années, renaissaient dans ce jeune corps fait pour la lutte.
L’aïeul tourna vers lui le visage de son petit-fils et le regarda longuement dans ses yeux d’or grands ouverts.
— À présent décide, Pandion, ce que tu vas faire : t’engager comme guerrier chez le chef de notre phratrie ou rester l’élève d’Agénor ?
— Je reste chez Agénor, répondit Pandion sans hésiter. Si je me rends au village, auprès du chef, je serai obligé d’y demeurer et de manger avec l’assemblée des hommes, en te laissant seul. Or, je ne veux pas te quitter, je t’aiderai toujours.
— Non, il est temps de nous séparer, Pandion, dit le vieillard d’un ton ferme, quoique non sans effort.
Le jeune homme recula, surpris, mais l’aïeul le retint.
— J’ai tenu la promesse faite à ton père, reprit l’aïeul. Te voilà mûr pour la vie. Le début de ta carrière doit être libre, et non pas accablé par le souci d’un vieil impotent. Je m’en irai de l’Œniadée dans la fertile Elidé[9], où vivent mes filles mariées. Quand tu seras un artiste renommé, tu me retrouveras …
Il ne répondit aux ardentes protestations du jeune homme que par des signes de tête négatifs. Pandion se dépensa en paroles tendres, suppliantes, indignées, jusqu’à ce qu’il eût compris que cette décision irrévocable était prise depuis des années et renforcée par l’expérience.
Le cœur lourd, le jeune homme ne quitta pas son aïeul de la journée, l’aidant aux préparatifs de départ.
Le soir, ils s’assirent ensemble près de la barque renversée et calfatée à neuf, et le vieillard prit sa lyre éprouvée par un long usage. Sa voix encore jeune survola la côte pour aller mourir dans le lointain.
La triste mélodie rappelait le clapotis rythmé de la mer.
À la demande de Pandion, il lui chantait des poèmes sur l’origine de leur peuple, sur les terres et les pays voisins.
Sachant qu’il l’écoutait pour la dernière fois, le jeune homme captait avidement chaque mot et tâchait de retenir ces airs qui s’associaient pour lui, dès l’enfance, à l’image de l’aïeul. Il croyait voir, en chair et en os, les héros antiques qui unifiaient les tribus.
Le vieil aède célébrait la beauté austère de sa patrie, dont la nature elle-même incarnait les dieux ; il chantait la grandeur des hommes qui savaient aimer la vie et vaincre la nature sans se cacher d’elle dans les temples, sans se détourner du réel.
Et le cœur du jeune homme battait d’émotion devant les chemins inexplorés qui découvraient, à chaque tournant, du nouveau et de l’imprévu.
Au matin, les chaleurs de l’été semblaient revenues. L’azur du ciel flamboyait, l’air immobile s’emplissait du chant des cigales, la blancheur des rochers et des cailloux réverbérait la lumière éblouissante du soleil. La mer, devenue limpide, ondoyait paresseusement près des rives, tel un vieux vin remué dans un calice géant.
Lorsque la barque du vieillard eut disparu à l’horizon, Pandion fut pénétré d’angoisse. Il tomba, le front sur ses bras croisés. Il se sentait tout petit, seul et abandonné, le cœur fendu par le départ de l’aïeul bien-aimé. Les larmes coulaient sur ses bras, mais ce n’étaient plus des larmes d’enfant : elles jaillissaient en gouttes rares et lourdes, sans lénifier son chagrin.
Qu’ils étaient loin, les rêves ambitieux ? Rien ne pouvait le consoler de la cruelle séparation.
La conscience de la perte irréparable se précisa lentement, inexorablement, et le jeune homme finit par se dominer. Honteux de ses larmes, les lèvres pincées, il releva la tête et considéra longuement les lointains, jusqu’à ce que ses pensées eussent repris leur cours normal. Pandion se mit debout, embrassa du regard le rivage embrasé, la maisonnette sous le platane, et son désespoir redevint poignant. Il comprit que l’adolescence était révolue, que la vie insouciante, pleine de rêves naïfs ne reviendrait plus jamais.
Pandion chemina vers le logis. Il y ceignit le glaive et enveloppa ses effets dans son manteau. Ayant soigneusement calé la porte, pour que la tempête ne s’engouffrât pas à l’intérieur, il enfila le sentier pierreux, balayé par les vents marins. L’herbe sèche bruissait mélancoliquement sous ses pieds. Il était parvenu à une colline hérissée de buissons vert sombre, dont les petites feuilles chauffées au soleil dégageaient une odeur de tourteaux d’olives. Là, le chemin bifurquait : une branche conduisait à droite, vers un hameau de pêcheurs bâti sur la grève, l’autre longeait le bord de la rivière jusqu’au village. Pandion prit à gauche ; la colline franchie, ses pieds s’enfoncèrent dans une chaude poussière blanche, et le crissement des cigales couvrit la rumeur de la mer. Le pied de la montagne disparaissait sous les arbres. Les feuilles minces des lauriers-roses, la lourde verdure des figuiers alternaient avec les cimes opulentes des noyers géants, et le tout formait une masse touffue qui semblait presque noire au bord des falaises blanches. Le sentier plongea dans l’ombre fraîche et aboutit, après quelques détours, à une clairière où des maisonnettes se massaient au bas de coteaux plantés de vignes.
Le jeune homme pressa le pas et se dirigea vers un bâtiment trapu, dont les murs blancs se dissimulaient derrière les troncs noueux des oliviers. Comme il pénétrait sous l’auvent, un homme assez âgé, de taille moyenne, avec une barbe noire, se leva pour l’accueillir : c’était le sculpteur Agénor.
— Te voici, Pandion ? s’exclama-t-il, tout joyeux. Moi qui voulais déjà te faire chercher … Par exemple ? Agénor avait remarqué les armes du jeune homme. Viens que je t’embrasse, mon garçon … Thessa, Thessa ? Vois donc le beau guerrier qui nous arrive ?