Kidogo qui avait quitté son ami pour participer à la discussion, intervint.
Il raconta pour la première fois son histoire. Fils d’un potier, il appartenait à un peuple riche et nombreux qui habitait sur la côte occidentale du pays des Noirs. Un golfe appelé la Corne du Sud[64] y entamait profondément le continent. Kidogo ne savait comment regagner sa patrie, ayant été capturé à la limite d’un vaste désert, alors qu’il se rendait au Kemit pour voir ses merveilles d’art. Il supposait cependant que ce n’était pas loin, au sud-ouest du champ de bataille. Selon lui, le peuple auquel les envoyait le guide nubien, les renseignerait. Il promettait l’hospitalité à tous ses compagnons, si seulement ils parvenaient à la région peuplée de sa tribu, et il déclara à l’Étrusque que d’après les récits entendus dans son enfance, des vaisseaux d’hommes pareils à lui et à Pandion seraient venus chez eux de la mer septentrionale. Après avoir tout pesé, Cavi recommanda aux autres d’écouter le guide et de partir vers le Sud. Depuis les explications de Kidogo, le pays des Noirs ne lui paraissait plus hostile. La mer libre, non soumise à l’odieux Kemit, lui permettrait d’atteindre son pays natal. L’Étrusque se fiait davantage à la mer qu’au désert.
Les Asiatiques protestaient, refusaient, les Libyens soutenaient l’Étrusque ; quant aux Noirs, inutile d’en parler : ils étaient tous prêts à aller au Sud et à l’Ouest, puisque c’était le chemin de leurs patries.
Les Asiatiques affirmaient qu’on ne pouvait prévoir l’accueil que leur feraient les nomades, surtout ce peu-pie riche et nombreux dont avait parlé le Nubien ; le signe qu’il avait remis à l’Étrusque était peut-être un guet-apens qui les rejetterait dans la captivité.
Alors le Noir à la jambe cassée attira l’attention générale par ses cris et ses gestes. Il lâcha un flux de paroles précipitées, en s’efforçant de sourire et frappant sa poitrine du poing. Dans ce torrent de mots inconnus, Cavi comprit seulement qu’il faisait partie du peuple que le guide avait conseillé de rejoindre avec l’aide des nomades, et qu’il se portait garant de l’humeur pacifique de ses compatriotes. L’Étrusque, décidé, se rangea à l’avis des Noirs et des Libyens contre les Asiatiques qui s’obstinaient à défendre leur plan. Mais comme le soleil déclinait, il fallait songer à l’eau et à la manière de passer la nuit. Cavi proposa d’attendre jusqu’au matin. Si forte que fût leur envie de quitter ce lieu sinistre, jonché de cadavres, ils durent rester là, pour ne pas causer aux moribonds, un surcroît de souffrance en les transportant. Dix hommes se rendirent vers la source indiquée par le Nubien et rapportèrent des cruches pleines d’eau tiède et trouble qui sentait la terre glaise. Sur le conseil des Noirs, on éleva entre les arbres un rempart de ronces, en prévision d’attaques des hyènes. Trois feux flambèrent du côté tourné vers la clairière. Trois hommes furent chargés de veiller les blessés, dix autres, armés de lances, s’assirent autour des feux. La nuit venait vite dans cette contrée. Les nuages étaient encore éclairés à l’Ouest, tandis que le rideau des ténèbres arrivait déjà du Nord et de l’Est, voilant les cimes des arbres et allumant au-dessus d’elles les feux multiples des étoiles. Cavi ne tarda pas à comprendre pourquoi le guide leur avait recommandé de partir au plus vite. Les clameurs des chacals montèrent au ciel, accompagnées du rire atroce des hyènes. Les animaux étaient accourus par centaines, semblait-il, pour dévorer les cadavres aussi bien que les survivants. Un remue-ménage, des grognements, des craquements, des bruits de mâchoires parvenaient de la clairière. L’odeur fade des cadavres rapidement décomposés à la chaleur, se répandait alentour.
Les hommes criaient, jetaient des cailloux et des mottes de terre, s’avançaient avec des tisons enflammés, mais c’était peine perdue : le nombre des fauves allait en croissant.
Soudain, un râle sourd se fit entendre derrière la clôture épineuse, suivi d’un rugissement qui ébranla le sol. Les bêtes qui se chamaillaient dans la clairière, s’étaient tues ; les hommes se dressaient, réveillés en sursaut ; les plaintes des blessés résonnèrent plus fort dans le silence. Le rugissement approchait ; ce son grave, d’une puissance extraordinaire, semblait sortir d’une gigantesque trompette. Une forme vague, à grosse tête, surgit près de l’arbre le plus éloigné : un grand lion à la crinière épaisse s’amenait, précédant sa lionne souple et mince, au pas feutré. Les lances se tournèrent dans la direction des fauves, leurs pointes de cuivre luisaient faiblement à la clarté réduite des bûchers. Les hommes criaient, jetaient aux bêtes des tisons, au risque de mettre le feu aux herbes. Les fauves s’arrêtèrent, abasourdis, et partirent vers la clairière. Les hommes restèrent longtemps aux aguets, serrant leurs lances à en avoir mal aux doigts, mais il n’y eut pas d’attaque.
À peine se furent-ils assoupis, que le tonnerre du rugissement léonin gronda de nouveau, se répéta encore et encore. Trois lions au moins rôdaient dans le voisinage, sans compter la lionne entrevue la première fois. Les hommes reconnurent l’impardonnable négligence qu’ils avaient commise en érigeant un rempart aussi bas et aussi peu solide. Quatre hommes tenaient leurs lances en position de combat pour parer à une attaque éventuelle par derrière, les six autres restaient près des feux. Personne ne dormait : les gens, armés de tout ce qu’ils avaient sous la main, scrutaient les ténèbres. Un nouveau rugissement s’éleva, un lion énorme, à crinière blonde, apparut devant le premier bûcher. La flamme oscillante agrandissait les dimensions du fauve, ses yeux fixés sur les hommes dégageaient une lueur verte. Par malheur, un Asiatique du Nord, inexpérimenté à la chasse, s’était emparé d’un arc. Terrifié par le rugissement, il envoya une flèche en plein dans la gueule de la bête qui gémit, toussa d’une voix rauque et se tut.
— Prends garde ? cria l’un des Nubiens.
Le fauve franchit d’un bond la ligne des feux, pour atterrir parmi les hommes. Mais les vainqueurs du rhinocéros n’étaient pas faciles à intimider : les lances arrêtèrent le lion, lui perçant les flancs et la poitrine, quatre flèches se plantèrent dans son corps souple. Deux lances furent brisées sous les coups de sa lourde patte ; et au même instant, trois Noirs de taille colossale, couverts de leurs boucliers, lui plongèrent leurs coutelas dans le poitrail … Le lion poussa un rugissement plaintif ; les hommes bondirent en arrière, inondés de sang, et le silence se fit aussitôt.
Une grande clameur de triomphe déferla dans la savane. Le cadavre du lion fut jeté devant les feux, et les vainqueurs s’occupèrent à panser deux nouveaux blessés, qui tremblaient encore d’excitation.
Les fauves rôdèrent alentour jusqu’à l’aube, émettant de loin en loin un rugissement terrible. Mais aucun n’osa revenir à la charge.
À la naissance du jour qui se levait dans un rayonnement splendide, cinq blessés graves rendirent leur dernier soupir. Sept autres étaient morts la nuit, sans que personne ne s’en fût aperçu dans le tumulte. Akhmi respirait encore, remuant parfois ses lèvres blêmes.
Pandion était couché, les yeux ouverts, la poitrine soulevée d’un souffle régulier et calme. Kidogo, penché sur lui, constata avec épouvante que son ami ne le voyait pas. Mais le jeune Grec but tout de suite l’eau qu’on lui avait apportée et ferma lentement les paupières.
Après avoir déjeuné des vivres restés de la veille, Cavi proposa de se mettre en route. Les Asiatiques qui s’étaient entendus dans la nuit, se révoltèrent. Ils criaient que dans ce pays infesté d’animaux féroces ils couraient à leur perte, qu’il fallait s’échapper de cette savane fatale, que le désert était plus familier et moins dangereux. Cavi et les Noirs avaient beau les persuader, ils n’en voulaient point démordre.