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— Soit, dit finalement l’Étrusque. Je m’en vais au Sud avec Kidogo. Que ceux qui nous suivent se rangent à droite, les autres — à gauche.

Autour de Cavi, se rallièrent les Noirs, les Nubiens et les Libyens : trente-sept hommes, sans compter Pandion et le Noir à la jambe cassée, qui s’était soulevé sur le coude et observait la scène d’un œil anxieux.

Trente-deux hommes passèrent à gauche, la tête baissée d’un air obstiné.

On partagea loyalement entre les deux groupes les cruches à eau et les armes, pour que les Asiatiques n’attribuent pas leur échec possible à un abus de pouvoir des camarades.

Leur chef à longue barbe les emmena à l’Est, vers le fleuve, sitôt le partage terminé, comme s’il craignait que le sentiment de solidarité n’ébranlât leur résolution. Les restants suivirent d’un long regard ces amis intrépides qui s’étaient séparés d’eux au seuil de la liberté ; puis ils retournèrent à leurs affaires avec des soupirs de tristesse. Ils ne sauraient jamais ce que deviendraient leurs compagnons, de même que les vaillants Asiatiques ignoreraient les vicissitudes de leur destin à eux.

« Jamais » : l’affreux mot, cependant inévitable pour les peuples éloignés les uns des autres par l’espace.

L’Étrusque et Kidogo, après avoir examiné Pandion et le Noir blessé, les transportèrent sous un arbre à la ramure grêle. Quand on essaya de soulever Akhmi, un cri horrible jaillit de sa gorge et la vie abandonna le courageux champion de la liberté.

Cavi conseilla aux Libyens de hisser le mort sur un arbre et de l’y attacher avec des cordes. C’est ce que l’on fit immédiatement ; le cadavre serait déchiqueté par les oiseaux rapaces, mais cela paraissait moins odieux que de le jeter en pâture aux hyènes puantes. D’un accord tacite, Cavi et Kidogo coupèrent plusieurs branches.

Que fais-tu ? demanda l’un des grands Noirs à l’Étrusque.

— Une civière. Kidogo et moi, nous porterons celui-ci. Cavi désigna Pandion — et vous, celui-là — l’Étrusque montra de la tête le Noir au tibia fracturé. Le Libyen marchera sans notre aide, le bras en écharpe …

Nous porterons tous celui qui a sauté le premier sur le rhinocéros, répondit le Noir. Ce brave a sauvé tout le monde. Peut-on l’oublier ? Attends, nous savons mieux nous y prendre pour fabriquer une civière.

Quatre Noirs se mirent lestement à l’œuvre. Les civières furent bientôt prêtes : de longues perches entrelacées de cordes, qui étaient restées en abondance sur le champ de bataille. Entre les perches on avait fixé des traverses doubles et des coussins ronds en écorce, enveloppés de morceaux de la peau de lion. Le Noir à la jambe cassée observait le travail avec un sourire joyeux ; ses yeux d’ébène exprimaient une profonde gratitude.

On coucha les blessés sur les civières. Tout était prêt. Les Noirs se mirent deux par deux aux brancards et les levèrent d’un coup, après avoir soigneusement calé les coussins. Puis ils partirent d’un pas léger et cadencé..

C’est ainsi que Pandion s’engagea sur le chemin de l’inconnu, sans avoir repris connaissance.

Deux Nubiens et un Noir armés de lances et d’un arc ouvraient la marche en qualité de guides, les trente autres suivaient en file les civières. Trois hommes, à l’arrière-garde, portaient également deux lances et un arc. Les voyageurs se dirigeaient à l’Ouest, le long de la clairière, tâchant de ne pas regarder les dépouilles de leurs compagnons, en proie au cruel remords de n’avoir pas su les préserver des charognards nocturnes.

Après la halte de midi, le groupe parvint bientôt à un large lit de rivière à sec, visible de loin, dans la savane jaune, grâce aux deux bandes de taillis qui marquaient ses bords.

On tourna droit au Sud par cette ravine et on marcha d’une traite jusqu’au coucher du soleil. Ce jour-là, on n’eut pas à creuser la terre pour avoir de l’eau, car une petite source jaillissait à la surface, entre deux dalles de pierre friable, à gros grain ; mais les gens durent se donner beaucoup de mal pour installer le campement de nuit, clos de remparts de ronces. Tout le monde dormit tranquille, sans craindre les rugissements lointains d’un lion ni les hyènes qui rôdaient dans l’obscurité.

Le second jour de voyage et le troisième se passèrent sans incident. On ne vit qu’une fois, de loin, la masse sombre d’un rhinocéros qui cheminait dans la savane, la tête inclinée. Les hommes s’arrêtèrent, saisis au souvenir de l’atroce bataille, et s’aplatirent au sol. L’animal releva la tête ; comme naguère, l’on vit une paire d’oreilles courbes, largement écartées, et la pointe de la corne dressée entre elles. Les plis de la peau épaisse encadraient les épaules et formaient des bourrelets à la naissance des pattes de devant dont le bas disparaissait dans l’herbe. Le monstre resta quelque temps immobile, puis se détourna et reprit sa marche.

On rencontrait souvent de petits troupeaux d’antilopes gris-jaune ; tuées à coups de flèches, elles constituaient une succulente nourriture.

Au quatrième jour, la ravine s’effaça, la glaise jaune céda la place à une terre étrange, d’un rouge éclatant[65] qui recouvrait d’une couche mince un massif de granit morcelé. Des mamelons granitiques ressortaient en taches foncées dans la morne plaine rouge. Au lieu d’herbe, il y avait des feuilles dures, pareilles à des faisceaux de glaives plantés dans le sol[66]. Les guides évitaient avec soin ces végétaux aux bords tranchants comme des rasoirs.

La plaine rouge s’étalait sous des tourbillons de poussière qui tamisaient l’éclat du soleil. Malgré la chaleur accablante, les voyageurs marchaient toujours, inquiets à l’idée que ce désert pouvait être très vaste. La ravine et son torrent souterrain étaient dépassés Savait-on quand on trouverait l’eau indispensable à l’homme dans ce pays torride ?

Du haut d’une colline granitique, on aperçut à l’horizon une ligne dorée qui marquait sans doute la fin des terres rouges et le début d’une nouvelle savane. En effet, les ombres ne s’étaient allongées que d’une moitié par rapport à celles de midi, lorsque les hommes marchèrent dans de l’herbe bruissante, plus basse, mais plus drue qu’auparavant. À quelque distance, un grand nuage vert semblait flotter au-dessus de sa propre ombre bleu-noir : le puissant « arbre des hôtes » invitait les passants sous son abri. Les guides obliquèrent vers lui. Les marcheurs fatigués pressèrent le pas, et bientôt les civières des blessés étaient dans l’ombre, au pied du tronc partagé en arêtes arrondies par de profondes rainures longitudinales.

Plusieurs Noirs montèrent les uns sur les autres pour grimper dans la ramure. Des cris de joie parvinrent d’en haut ; les Africains ne s’étaient pas trompés dans leurs calculs : un creux du fût qui mesurait au moins quinze coudées de diamètre, contenait de l’eau de pluie, fraîche et sombre. On en remplit les récipients. Les Noirs jetèrent ensuite à leurs camarades de longs fruits effilés aux deux bouts. De la grosseur d’une tête d’homme, ils renfermaient, sous leur peau mince et résistante, une substance farineuse jaunâtre, aigre-douce, qui rafraîchit délicieusement la bouche sèche des voyageurs. Kidogo fendit deux de ces fruits, sortit les nombreux pépins, tritura la pulpe avec un peu d’eau et fit manger Pandion.

À la joie du Noir, le jeune Grec mangea de bon appétit et souleva enfin la tête pour regarder autour de lui ( pendant la marche, on lui recouvrait généralement la figure avec de grandes feuilles arrachées près des sources ). Ses mains se tendirent avec effort vers Kidogo, ses doigts faibles pressèrent le poignet de l’Africain. Les yeux grands ouverts du blessé avaient perdu leur acuité, ils étaient troubles et faisaient peine à voir.

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65

La latérite, roche granitique renfermant des concrétions ferrugineuses.

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66

La sansevière, plante originale qui pousse dans les terrains à base de latérite.