Kidogo lui demanda d’un ton ému comment il se sentait, mais n’obtint pas de réponse. Les yeux de Pandion s’étaient refermés, comme si cette faible manifestation de vie renaissante l’avait épuisé. Le Noir laissa son ami tranquille et se hâta de communiquer la bonne nouvelle à Cavi. L’Étrusque, devenu encore plus morose depuis le jour fatal du combat, s’approcha de la civière et y demeura longuement à dévisager son compagnon. La main posée sur la poitrine du jeune homme, il vérifiait les battements de son cœur.
À ce moment on entendit la voix d’un Nubien qui avait grimpé à la cime de l’arbre pour s’orienter. Il criait que dans le lointain, presque à l’horizon, s’apercevaient des clôtures épineuses, telles qu’en font les éleveurs nomades pour protéger leur bétail contre les carnassiers.
On décida de passer la nuit sous l’arbre et de se remettre en route à l’aube, afin d’atteindre au plus vite le campement des nomades. Au coucher du soleil, de gros nuages s’amassèrent ; la nuit sans étoiles était extraordinairement sombre et silencieuse, les ténèbres veloutées empêchaient de voir les choses à un pas.
Des éclairs sinueux ceignirent bientôt le ciel, un tonnerre lointain gronda sans cesse. Les éclairs s’intensifiaient, des centaines de feux serpentaient çà et là, pareils à d’immenses branches mortes. Le tonnerre ébranlait la savane, la flamme bleue aveuglait les hommes qui voulaient quitter leur abri. On perçut au loin un bruit qui s’amplifia rapidement et se changea en rugissement. C’était une pluie torrentielle qui approchait. L’arbre vacilla sous l’avalanche d’eau. Des cascades fraîches s’abattaient à grand fracas, une mare profonde se forma autour de l’arbre, submergeant les saillies des grosses racines. Dans l’alternance précipitée des ténèbres et de la lumière violente, il semblait que le pays tout entier allait être noyé sous ce déluge. Mais l’orage fut de courte durée, la pluie cessa et le ciel constellé se déploya sur la savane désaltérée ; une brise légère apporta le parfum des herbes et des fleurs invisibles. Le Libyen et l’Étrusque demeuraient étourdis par l’intempérie, qui leur paraissait catastrophique, mais les Noirs déclarèrent en riant que c’était là un phénomène normal de la saison des pluies. Cavi hocha la tête, songeant que si cette averse passait pour normale dans la contrée, des aventures extraordinaires devaient les attendre au pays des Noirs. Ses pressentiments ne le trompaient pas.
Le lendemain, pendant l’étape, des aboiements retentirent subitement. De la brume qui estompait les lointains, se dégagèrent les longues clôtures épineuses qui dissimulaient les huttes basses des nomades.
Une foule d’hommes à tabliers de cuir entoura les voyageurs. Les visages aux pommettes saillantes étaient impénétrables, les yeux bridés et sombres regardaient avec malveillance l’armement égyptien des anciens esclaves. Cependant, le signe émis par le Nubien produisit un bon effet. Cinq indigènes s’avancèrent, ornés de plumes noires et blanches qui surmontaient de hautes coiffures maintenues par des tresses en queues de feuilles.
Les Nubiens comprenaient leur langage, et peu après, les voyageurs buvaient du lait caillé au milieu d’un cercle d’auditeurs. Les affranchis racontaient leur histoire. Dans leur excitation, ils sautaient sur leurs pieds et se coupaient mutuellement la parole, accompagnés d’un chœur d’exclamations étonnées. Les chefs empanachés se battaient les flancs de surprise. Grande est la solidarité de ceux qui subissent les mêmes malheurs, et l’aide amicale fait des miracles.
Les nomades détachèrent six âniers avec dix bêtes pour faciliter le voyage des étrangers. Ils devaient les conduire jusqu’à un bourg habité par un peuple sédentaire, qui se trouvait à sept jours de marche, dans le Sud-Ouest, au bord d’une rivière.
Les civières furent transformées et attachées à quatre ânes, les autres bêtes portèrent de ; l’eau, du lait caillé et du fromage dur emballés dans des sacs en peau. Ainsi délestés, les hommes pouvaient faire de plus longues étapes et parcourir au moins cent vingt mille coudées par jour.
Les journées se succédaient. Un soleil brûlant éclairait la savane infinie, tantôt immobile dans la chaleur, tantôt roulant ses larges ondes sous le vent. Les affranchis s’enfonçaient toujours plus dans les vastes contrées du Sud, où les bêtes pullulaient. Au début, l’œil inaccoutumé ne détaillait pas les troupeaux qui passaient en trombe ou se dissimulaient parmi les herbes : on entrevoyait des dos, des cornes, les unes courtes et incurvées, les autres longues et droites comme des lances ou tordues en spirale. Puis les voyageurs apprirent à distinguer les oryx aux longues cornes, les oréas rouges, grands et doux, les gnous velus, aux vilains museaux busqués, des antilopes singulières de la taille d’un veau, avec de larges oreilles, et qui dansaient autour des arbres sur leurs pattes de derrière[67].
Des herbes jaunes aux tiges dures, hautes comme un homme, bruissaient alentour, tel un immense champ de blé. Leur nappe d’or était tachetée de verdure fraîche, le long des ravines et des creux remplis d’eau de pluie. Au loin, surgissaient des contreforts de montagnes bleues et violettes.
Les arbres se massaient en îlots sombres qui dominaient la savane, ou s’éparpillaient en tous sens, ainsi qu’une troupe d’oiseaux effarouchés. C’étaient le plus souvent les acacias ombelliformes qui avaient étonné Cavi à son premier contact avec la savane d’or : leurs troncs épineux s’évasaient vers le haut comme des cônes renversés. Parfois, lorsque les fûts étaient plus trapus, mais toujours couronnés d’une ramure abondante, les cimes épaisses et sombres ressemblaient à de larges dômes ronds. Les palmiers attiraient l’œil par leurs branches fourchues, coiffées de panaches de feuilles en lames de couteaux.
Cavi constatait que les Noirs et les Nubiens, gauches et embarrassés au Kémit ou sur l’eau du Grand Fleuve, devenaient de jour en jour plus vigoureux, plus résolus et plus assurés. L’Étrusque austère s’apercevait que lui-même, si inébranlable que fût son prestige de chef, perdait pied dans ce pays inconnu, dont il ignorait les lois naturelles.
Les Libyens qui avaient fait bonne contenance dans le désert, semblaient ici désemparés. La savane peuplée de milliers d’animaux les terrifiait, ils croyaient que de multiples dangers les guettaient dans l’herbe, que des menaces mystérieuses escortaient chacun de leurs pas.
Le chemin était effectivement malaisé. On rencontrait des herbes drues, hérissées de pointes[68] qui causaient des démangeaisons intolérables et la suppuration. Quantité de fauves s’abritaient sous les arbres pendant les heures torrides. Parfois, dans l’ombre qui avait l’air d’une caverne béante, entre les touffes d’herbe vivement éclairées, surgissait la silhouette souple et bigarrée d’une panthère.
Les Noirs excellaient à surprendre les oréas, aussi ne manquait-on jamais de viande nourrissante qui restaurait les forces des voyageurs. À la vue d’un troupeau de bœufs géants[69], gris foncé, avec de larges cornes tournées vers le bas, les Africains donnaient l’alarme, et tout le monde se retirait vers les arbres les plus proches, pour échapper à ces terribles habitants de la savane.
Les guides avaient sans doute mal calculé la distance : on marchait depuis neuf jours déjà, sans rencontrer la moindre trace d’habitation humaine. Le bras du Libyen était guéri ; le Noir à la jambe cassée se tenait assis sur la civière, et le soir, durant la halte, il sautillait et clopinait drôlement autour du feu, réjouissant les autres par sa convalescence. Seul, Pandion restait inerte et muet, bien que Kidogo et Cavi le fissent manger davantage.
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