Quant à la vie exubérante de la savane, elle prospérait plus que jamais, grâce aux pluies.
Des myriades d’insectes bourdonnaient au-dessus de l’herbe, des oiseaux au plumage éclatant voletaient, visions bleues, jaunes, vert émeraude ou noir de velours dans le lacis grisâtre des branches noueuses. Les cris sonores des petites outardes : « mak — har ? mak-har » résonnaient dans l’air surchauffé.
Cavi apprenait à mieux connaître les titans de l’Afrique.
Les éléphants, masses grises et silencieuses, passaient de temps à autre, ouvrant leurs oreilles énormes en direction des hommes ; la blancheur des défenses contrastait avec la couleur sombre dés trompes mobiles. Ces puissantes bêtes plaisaient à l’Étrusque par leur sage comportement, si différent de l’agitation des antilopes, de la fureur des rhinocéros, de la perfidie des fauves. Les voyageurs avaient parfois l’occasion de voir la sieste de ces géants majestueux : le troupeau se tassait, immobile, à l’ombre des arbres. Les vieux mâles penchaient leurs têtes au front bombé, alourdies par les défenses courbes ; les femelles, aux fronts plus aplatis, tenaient la tête plus haute. Un jour, l’avant-garde des affranchis rencontra un vieil éléphant solitaire qui dormait en plein soleil. Il s’était sans doute endormi à l’ombre et le soleil avait tourné sans qu’il eût senti le retour de la chaleur. Cavi admira longuement le superbe colosse.
Il gardait l’immobilité d’une statue, avec sa trompe roulée en bas, ses petits yeux fermés, sa queue mince qui pendait derrière la croupe déclive, entre les pattes de derrière légèrement écartées. Les grosses défenses saillaient, menaçantes, leurs bouts largement écartés.
Là où les arbres étaient clairsemés, on voyait souvent des animaux singuliers, dont les longues pattes supportaient un corps ramassé, au dos en pente raide. Les pattes de devant étaient beaucoup plus longues que celles de derrière. Des épaules massives et un large poitrail soutenaient un cou démesuré, incliné en avant et terminé par une petite tête à cornes courtes et à grandes oreilles en cornet. C’étaient des girafes. Elles circulaient par groupes de cinq à cent spécimens. Un nombreux troupeau de girafes sur un terrain découvert offrait un spectacle inoubliable : il semblait qu’une forêt penchée par le vent se déplaçait dans une vive clarté, en projetant des ombres bizarres. Les bêtes se déplaçaient au trot ou par bonds, repliant les pattes de devant et tendant celles de derrière. Leur robe bariolée — réseau de lignes claires, séparées par de grandes plaques brunes — ressemblait étonnamment à l’ombre des arbres qui les masquait. Elles arrachaient du bout des lèvres les feuilles des branches hautes et se rassasiaient sans avidité ; leurs grandes oreilles sensibles se tournaient en tous sens.
Au-dessus de la savane ondoyante, on apercevait fréquemment une succession de cous de girafes, qui avançaient sans hâte, portant à dix coudées du sol leurs têtes fières, aux yeux noirs luisants.
Leurs mouvements sobres étaient beaux, et ces bêtes inoffensives inspiraient la sympathie.
Plus d’une fois, les voyageurs entendirent à travers la muraille d’herbe le reniflement hargneux du rhinocéros ; mais ils avaient appris à éviter ces monstres à la vue faible, et la possibilité d’une rencontre ne les terrorisait plus.
Ils marchaient à la queue leu leu dans les couloirs tracés parmi les herbes hautes ; seules, les lances et les têtes enveloppées de chiffons et de feuilles oscillaient au-dessus des tiges froissées. Une paroi monotone ondulait indéfiniment de part et d’autre de la troupe. L’herbe et le ciel embrasé poursuivaient les anciens esclaves pendant le jour ; ils voyaient des murailles d’herbe en rêve, la nuit, et se croyaient perdus à jamais dans cette touffeur bruissante, dont on né prévoyait pas la fin. Ce n’est qu’au dixième jour que le détachement aperçut une chaîne de rochers bas, voilés de brume bleuâtre. Après les avoir escaladés, les hommes se trouvèrent sur un plateau pierreux, couvert de buissons et d’arbres nus qui dressaient vers le ciel leurs branches pareilles à des bras levés dans un geste de désolation[70]. Le tronc bas et la ramure étaient du même vert vénéneux ; on aurait dit des brosses rondes, taillées régulièrement et emmanchées de bâtons courts. Ces plantes dégageaient une odeur forte et âcre, leurs branches fragiles se brisaient au souffle du vent et les cassures secrétaient en abondance un suc laiteux qui se figeait en longues gouttes grises. Les guides se hâtaient de franchir cette forêt bizarre, affirmant que si le vent s’intensifiait, les arbres risquaient de tomber et d’écraser les hommes.
Puis, ce fut de nouveau la plaine, montueuse et tapissée d’herbe fraîche. Du haut d’une colline, l’on vit subitement des champs cultivés, confinant à une zone boisée. À travers le rideau des grands fûts serrés, apparaissait une éclaircie, où des huttes coniques s’érigeaient en grand nombre sur une éminence. Une enceinte de pieux massifs entourait le village. La lourde porte en poutres non dégrossies se présentait de face, ornée d’une guirlande de crânes de lions blanchis par le soleil.
Des guerriers de grande taille, à la mine austère, sortirent au-devant des affranchis qui montaient lentement la côte. Ils ressemblaient à des Nubiens, mais leur peau bronzée était d’un ton plus clair.
Les indigènes tenaient de longs javelots dont les pointes énormes ressemblaient à des glaives. Ils s’appuyaient sur de grands boucliers au décor blanc et noir. Des massues en ébène pendaient à leurs ceintures en peau de girafe.
Du flanc de la colline, on apercevait un paysage pittoresque. Parmi l’herbe d’or de la savane, ressortait nettement l’émeraude des rives qui encadraient le ruban bleuté d’un cours d’eau. Les buissons palpitaient à peine, couronnés de houppes de duvet rose. Des grappes de fleurs jaunes et blanches pendaient aux arbres.
Les négociations tramèrent en longueur. Le rôle d’interprète était assumé par le Noir à la jambe cassée, qui disait appartenir à leur race. Appuyé sur un bâton, il sauta sur un pied vers les guerriers, en faisant signe à ses compagnons de s’arrêter.
Lui-même, Cavi, Kidogo, un Nubien et l’un des nomades furent introduits par la porte et emmenés dans la hutte du chef.
Les autres attendirent, tourmentés par l’incertitude. Seul, Pandion gisait immobile et passif, sur la civière qu’on avait détachée des ânes. Un laps de temps s’écoula, qui parut interminable. Enfin, l’Étrusque reparut, escorté d’une foule d’hommes, de femmes et d’enfants. Les villageois souriaient gentiment, agitaient de larges feuilles et prononçaient dans leur langue des paroles amicales, à en juger d’après l’accent.
La porte s’ouvrit aux anciens esclaves, qui passèrent entre de grandes huttes rondes en pisé, couvertes de toitures coniques en tiges d’herbes sèches.
Dans une petite clairière, sous deux arbres, il y avait une vaste case, avec un auvent au-dessus de l’entrée. C’est là que les chefs s’étaient réunis pour examiner les arrivants. Presque toute la population du village se pressait alentour, intéressée par cet événement extraordinaire. À la demande du grand chef, le Noir à la jambe cassée répéta le récit de la terrible chasse au rhinocéros, en montrant à plusieurs reprises Pandion étendu sur sa civière.
Les villageois réagissaient par des cris d’admiration, de surprise et d’horreur à cet exploit fantastique, accompli sur l’ordre du cruel Pharaon du Kemit.
Le grand chef se leva et adressa à son peuple une courte harangue que les affranchis ne pouvaient comprendre. Des cris d’approbation lui répondirent. Alors le chef s’approcha des étrangers qui restaient dans l’expectative, et indiqua le village d’un geste large, en inclinant la tête.
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