Le bruit obsédant des tam-tams s’arrêta net, la voix éclatante du cuivre se tut ; seuls, les mornes appels des trompes coupaient de temps à autre le grand silence, où on entendait cliqueter les bracelets de la danseuse.
L’étrange mouvement des muscles sous la peau satinée étonna Pandion. Sans jamais saillir nettement, ils ondoyaient et ruisselaient comme une eau courante, et les lignes du corps subissaient sous les yeux du jeune sculpteur d’inimitables métamorphoses qui incarnaient l’harmonie de la houle marine et les rafales du vent dans la savane d’or.
La supplication reflétée par chaque geste d’Irouma au début de sa danse, avait cédé la place à un impérieux élan. Pandion croyait percevoir dans les reflets bronzés de la lumière et le tonnerre de la musique, la flamme de la vie elle-même, la puissance éternelle de la beauté féminine.
Dans l’âme du jeune Grec, la soif de vivre se ralluma, les rêves ressuscitèrent, un monde vaste et mystérieux s’ouvrit à lui.
Les trompes s’étaient tues. Le roulement bas et menaçant des tam-tams se confondait avec les cris aigus des femmes, les plaques de cuivre grondaient comme le tonnerre, et soudain ce fut le silence complet. Pandion entendit même battre son cœur.
La jeune fille tournoya follement et s’immobilisa, raidissant son corps souple qui frémissait comme une corde de harpe. Tout à coup, elle laissa pendre ses bras le long des flancs, tremblante et lasse. Ses genoux fléchissaient, l’éclat de ses yeux s’était éteint. Elle s’abattit aux pieds de l’idole avec un cri douloureux et ne bougea plus ; seule, sa poitrine se soulevait, agitée de soupirs.
Pandion tressaillit, sidéré. La danse fougueuse s’était achevée par un cri de détresse.
Une rumeur enthousiaste emplit la hutte.
Quatre femmes qui murmuraient des paroles inintelligibles emportèrent Irouma au fond du local. La statue de bois fut enlevée en un tour de main. Les spectatrices se levaient, surexcitées, les yeux brillants. Elles parlaient haut en montrant l’étranger. Les vieilles attroupées à la porte s’étaient effacées devant Kidogo et Cavi qui se précipitèrent vers leur ami et l’assaillirent de questions. Mais il ne pouvait ni ne voulait leur répondre. Ses compagnons le remportèrent chez lui, où il resta longtemps éveillé, sous l’impression de la danse extraordinaire.
Vertu guérisseuse des noix ou magie de la danse hiératique, le fait est que Pandion commença à se rétablir.
Délivré du choc reçu dans la lutte contre le rhinocéros, son jeune organisme ne présentait plus de lésions graves et il recouvrait très vite ses forces. Il se contraignit à faire des exercices de gymnastique, pour égaler comme autrefois ses camarades.
Trois jours plus tard, il parvenait tout seul jusqu’à la maison du chasseur, afin de revoir Irouma.
Elle était absente, mais son père lui fit bon accueil, le régala de bonne bière et s’efforça de lui expliquer quelque chose en gesticulant et lui tapotant les épaules et la poitrine. Le Grec n’y comprit rien et quitta la hutte avec un vague sentiment de dépit.
Rassurés sur le compte de Pandion, Kidogo et Cavi partirent à la chasse aux girafes avec les autres affranchis et la plupart des villageois, dans l’espoir de reconnaître tant soit peu le futur itinéraire et de se procurer le plus de viande possible pour leurs hôtes bienveillants.
Pandion, soucieux de renforcer ses muscles affaiblis, aidait à écraser les grains pour la préparation de la bière, malgré les rires et les boutades des hommes qui le voyaient occupé à cette besogne féminine. Il prit bientôt l’habitude de sortir du village, armé d’une fine lance égyptienne. Là, en pleine savane, il s’entraînait au lancement du javelot et à la course, sentant avec joie se raffermir ses biceps et croître la vigueur de ses jambes redevenues inlassables.
En même temps, comme il n’oubliait jamais Irouma, Pandion se mit à étudier la langue des indigènes. Il répétait sans cesse les mots étrangers, à l’accent chantant. Au bout d’une semaine, grâce à sa bonne mémoire, il pouvait déjà comprendre ce qu’on lui disait.
Il resta quatorze jours sans revoir la jeune fille et n’osa pas se rendre auprès d’elle en l’absence de son père, car il ignorait encore les usages du pays. Une fois, en revenant de la savane, il aperçut une silhouette en manteau bleu, qui fit battre son cœur à coups redoublés. Il pressa le pas, rattrapa la jeune fille et s’arrêta, radieux. C’était bien elle. Au premier coup d’œil qu’il lui jeta, Pandion se sentit ému. Prononçant avec effort les mots inaccoutumés, il remercia Irouma qui baissait les yeux, confuse. Bientôt à court de paroles étrangères, il poursuivit dans sa langue natale, puis il se ressaisit et se tut, regardant d’un air désemparé le fichu de tête bariolé qui lui arrivait au niveau des clavicules. Irouma le lorgnait en biais, et soudain elle éclata de rire. Il sourit à son tour et prononça avec prudence cette phrase apprise de longue date :
— Puis-je venir chez toi ?
— Mais oui, répondit-elle simplement. Viens demain à la lisière, lorsque le soleil sera en face du bois.
Pandion, ravi et ne sachant que dire, lui tendit les deux mains. Le manteau bleu s’ouvrit, deux petites mains fermes se posèrent, confiantes, dans celles du jeune homme. Celui-ci les serra tendrement. Il ne songeait plus à la lointaine Thessa. Les mains d’Irouma tressaillirent, ses larges narines se dilatèrent ; elle se dégagea d’un mouvement délicat mais énergique, se couvrit le visage de son manteau et monta rapidement le coteau. Pandion jugea préférable de ne pas la suivre et la regarda s’éloigner jusqu’à ce qu’elle eût disparu derrière les huttes. Il longeait la rue en balançant sa lance, le sourire aux lèvres.
Pandion remarquait pour la première fois le site pittoresque où se trouvait le bourg. Les huttes étaient jolies et confortables, les rues spacieuses. Il constata que ce peuple différait nettement des Nubiens et des habitants pauvres du Kemit « élu », dont les figures étaient mornes et passives et les corps, émaciés par la famine et le dur labeur, respiraient l’humilité. Les gens d’ici marchaient d’une allure légère, aisée ; les vieillards eux-mêmes gardaient une belle prestance.
Ses pensées furent interrompues par un jeune homme musclé, large de poitrine, coiffé d’un petit bonnet en peau de panthère. Planté devant le Grec, il lui lança un coup d’œil hostile, avança impérieusement le bras et toucha la poitrine de Pandion. Le Grec s’arrêta, perplexe, tandis que l’autre avait ramené la main au coutelas passé à sa ceinture et le toisait d’un regard de défi.
— J’ai vu que tu étais rapide à la course, proféra-t-il enfin. Veux-tu rivaliser avec moi ? Je suis Foulbo, surnommé le Léopard, ajouta-t-il, comme si ce nom devait tout expliquer à l’étranger.
Pandion répondit avec un sourire avenant qu’il avait mieux couru autrefois et n’avait pas encore recouvré son ancienne agilité. Alors Foulbo l’accabla de sarcasmes qui firent bouillir le sang du jeune Grec. Il accepta dédaigneusement, sans deviner la cause de la haine qu’il inspirait à l’inconnu. Les deux adversaires résolurent de concourir le soir même, quand il ferait plus frais.
Au pied de la butte où était le village, la jeunesse et plusieurs gens d’âge mûr se réunirent pour voir la compétition de Foulbo et de Pandion.
Foulbo indiqua dans la plaine un arbre solitaire, situé à dix mille coudées au moins. Serait reconnu vainqueur celui qui reviendrait le premier à la ligne de départ, avec un rameau de cet arbre.
Un claquement de mains fut le signal. Pandion et Foulbo partirent. L’indigène, frémissant d’impatience, galopait à grandes enjambées. On aurait dit qu’il survolait le sol. Les jeunes spectateurs lui prodiguaient des cris d’approbation.
Le Grec, qui n’était pas complètement rétabli, sentit la menace de la défaite. Mais décidé à tenir, il usa du procédé enseigné par son aïeul aux heures froides de l’aube, sur la bande mince de la grève. Il courait avec un léger balancement, d’une allure régulière, en surveillant sa respiration. Foulbo était loin en avant, mais le jeune Grec filait d’un trot rapide et régulier, sans essayer de le rejoindre. Sa poitrine se dilatait peu à peu, absorbant toujours plus d’air, ses jambes remuaient de plus en plus vite, et les spectateurs qui l’avaient d’abord considéré avec pitié, virent diminuer la distance entre les rivaux. L’Africain se retourna, poussa un cri de rage et courut encore plus vite. Il atteignit l’arbre à quatre cents coudées en avant de Pandion, sauta, arracha une branche et rebroussa chemin aussitôt. Le Grec le croisa non loin de l’arbre et remarqua son souffle haletant. Bien que son propre cœur battît bien plus fort qu’il n’aurait fallu, il envisagea la possibilité de vaincre ce concurrent trop vif et ignorant les règles de la course. Pandion, lui, continuait à se modérer et n’accéléra qu’à trois mille coudées du but. Il rattrapa bientôt Foulbo, mais ce dernier allongea le pas, happant l’air de sa bouche grande ouverte, et distança de nouveau l’étranger. Celui-ci ne se rendait toujours pas. La vue trouble, le cœur bondissant, il rejoignit de nouveau Foulbo. L’indigène fonçait droit devant lui, sans plus voir le chemin ; tout à coup il trébucha et tomba. Pandion qui l’avait dépassé de plusieurs coudées, revint en hâte pour l’aider à se relever. Foulbo le repoussa d’un geste furieux, se leva en chancelant et haleta, les yeux rivés sur ceux du Grec :