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— Tu as … vaincu … mais prends garde ? Irouma …

Pandion comprit immédiatement de quoi il en retournait, et au triomphe de la victoire se mêla une sensation désagréable, une sorte de remords, comme s’il avait empiété sur un domaine dont l’accès lui était interdit.

Foulbo s’en alla, tête basse, d’un pas lourd, sans plus essayer de courir. Pandion gagna tranquillement la ligne de départ, acclamé par le public. Mais il ne s’était point départi de son sentiment de culpabilité.

À peine rentré dans sa hutte vide, il s’ennuya d’Irouma. Le rendez-vous fixé pour demain lui semblait si lointain ?

Le soir, les chasseurs étaient de retour. Les camarades de Pandion revenaient las, chargés de butin et d’impressions. L’Étrusque et le Noir jubilèrent à la vue de Pandion frais et dispos. Kidogo lui proposa, pour rire, une partie de lutte, et l’instant d’après ils roulaient tous les deux dans la poussière, étroitement enlacés, tandis que Cavi les poussait du pied et les grondait, en tâchant de les séparer.

Les trois amis participèrent au festin donné en l’honneur des chasseurs qui, enivrés de bière, se vantaient de leurs succès. Le jeune Grec, assis à l’écart, observait à la dérobée la clairière où dansaient les jeunes et tâchait d’apercevoir parmi eux Irouma.

L’un des chefs se leva en titubant un peu et prononça une allocution accompagnée de beaux gestes. Pandion n’en saisit que le sens général : le chef faisait l’éloge des étrangers, déplorait leur prochain départ et leur offrait de rester, en promettant de les admettre dans la tribu.

Le festin s’acheva la nuit, lorsque les convives se furent rassasiés de viande tendre de jeunes girafes et eurent épuisé les réserves de bière. En rentrant à la hutte, Kidogo annonça que demain tous les affranchis — ils étaient maintenant vingt-sept — tiendraient conseil sur la suite du voyage. Il avait parlé à des chasseurs nomades rencontrés dans la forêt. Ces hommes connaissaient bien la région à l’ouest du bourg et lui avaient expliqué le chemin. La distance qui les séparait de la mer et de la patrie de Kidogo était très grande, mais il savait maintenant qu’ils y parviendraient en trois mois, si lente que pût être leur marche.

Trempés par la lutte, forts de leur amitié, ils ne reculeraient devant aucun obstacle. Chacun des vingt-sept valait à lui seul cinq guerriers ? Le Noir bomba fièrement le torse, leva aux étoiles son visage égayé par la boisson, entoura Pandion de son bras et s’écria, ému :

— À présent j’ai le cœur en paix ? Te voici guéri — en route donc ? En route, demain, s’il le faut ?

Pandion se taisait, sentant pour la première fois que ses désirs ne correspondaient pas à ceux de ses amis. Il était incapable d’hypocrisie.

Depuis l’entrevue de tantôt, il comprenait que l’angoisse qui le tourmentait sans trêve, provenait de son amour pour Irouma. Une jeune fille en plein épanouissement de ses charmes lui était apparue au seuil de la liberté, après l’atroce vie d’esclave ?

N’était-ce point assez pour lui, qui se cramponnait récemment au plus petit espoir, dans le cul de basse-fosse ? Qu’avait-il à chercher en somme, dans le monde et dans la vie, lorsque l’amour le pressait de demeurer là, dans la savane d’or ? Et l’envie secrète, inavouée, de rester pour toujours avec Irouma, s’affermit dans son âme. Sa jeunesse confiante l’entraînait insensiblement au pays du rêve où tout est simple et facile.

Il la verrait demain et lui dirait tout … Quant à elle, elle l’aimait aussi ?

Les anciens esclaves devaient se rencontrer à l’autre bout du village, où ils habitaient deux grandes cases. Cavi, Kidogo et Pandion occupaient une petite hutte à part, qu’on leur avait donnée en raison de la maladie du jeune Grec.

Pandion qui avait affûté sa lance dans un coin du logis, s’apprêtait à sortir.

— Où vas-tu ? demanda l’Étrusque étonné. Tu ne veux pas assister au conseil ?

— Je viendrai plus tard, répondit Pandion en détournant la tête, et il partit en hâte.

L’Étrusque le suivit des yeux et échangea un regard perplexe avec Kidogo qui travaillait un morceau de cuir épais, pour en faire un bouclier.

Le jeune Grec ne leur avait pas dit que Irouma l’attendait à l’orée du bois. Sentant que le retour de ses amis mettait en péril son amour à peine né, il n’avait pas eu le courage de renoncer au rendez-vous. Il tentait de se justifier en se disant qu’il saurait bien par les autres la décision du conseil.

Arrivé aux abords de la forêt, il chercha longuement des yeux la jeune fille, jusqu’à ce qu’elle se détachât soudain d’un tronc d’arbre et se présentât devant lui, souriante. Elle avait jeté sur ses épaules le manteau de chasse de son père, en écorce souple et grise, qui la rendait absolument invisible dans le paysage boisé. Elle fit signe à Pandion de la suivre et longea rapidement la lisière, en direction d’une partie de la forêt qui s’avançait en hémicycle dans la savane, à trois mille coudées du village. Elle y pénétra. Pandion regardait alentour avec curiosité : c’était la première fois qu’il se trouvait dans une forêt africaine. Il l’avait imaginée tout autre que cette longue bande mesurant à peine deux mille coudées de large et disposée dans la vallée de la rivière qui arrosait le bourg.

Les grands arbres formaient une voûte au-dessus du vallon plongé dans une pénombre éternelle. Ils devenaient plus hauts à mesure qu’on s’enfonçait dans la forêt, tandis que près de la berge ils se penchaient vers le sol, enchevêtrant leurs branches supérieures. Les fûts sveltes, à l’écorce blanchâtre, noire ou brune, s’élevaient à une bonne centaine de coudées, telle une colonnade monumentale. Les branches emmêlées constituaient un berceau continu, impénétrable au soleil. Une lueur blafarde filtrait au travers et s’éteignait dans les cavités profondes, entre les racines bizarres qui ressemblaient à des murets. Le silence troublé seulement par le murmure presque imperceptible de l’eau, la pénombre et les proportions formidables de la colonnade sylvestre déprimèrent Pandion. Il se fit l’impression d’un intrus qui profanait le cœur mystérieux, le tabou d’une nature étrangère.