Juste au-dessus de l’eau, il y avait de minces fentes dans le berceau de verdure, qui laissaient pénétrer une cataracte de feu doré. Cette lumière, qui revêtait les arbres d’une brume radieuse, se morcelait dans les intervalles des arbres, en bandes verticales qui s’estompaient graduellement au fond de la forêt. Pandion se ressouvint des temples obscurs d’Aiguptos. Leurs architectes n’avaient rien inventé de nouveau : le charme des portiques géants, le crépuscule et le silence recueilli existaient dans la nature. La forêt colossale était plus grandiose que n’importe quel temple, mais l’homme avait le privilège de bâtir ses édifices où bon lui semblait, même là où il n’y avait pas de forêts … Des lianes reliaient les troncs de leurs guirlandes festonnées ou retombaient en rideaux ondulés. Le sol jonché de feuilles, de fruits et de branches en décomposition, était moelleux et constellé çà et là de petites fleurs multicolores.
De longues lanières d’écorce pendaient aux arbres, comme des lambeaux de peau arrachée.
De grands papillons voletaient sans bruit ; leurs ailes palpitantes attiraient l’attention du jeune Grec par l’éclat du coloris : noir de velours, bleu métallique, rouge, or et argent.
Irouma descendait vers la rivière, marchant d’un pas assuré parmi les racines ; elle amena Pandion à une terrasse unie, proche du courant et tapissée de mousse tendre. Il y avait là un arbre foudroyé. La cassure de son bois jaune et dur imitait grossièrement des formes humaines. Il devait faire l’objet d’un culte, car des chiffons de couleur et des dents de carnassiers étaient suspendus autour de lui. Trois défenses d’éléphant noircies sortaient de terre.
Irouma s’approcha de l’arbre, la tête penchée avec vénération, et invita le jeune homme à venir auprès d’elle.
— C’est le chef de notre lignée, engendré par la foudre, dit-elle tout bas. Offre-lui quelque chose, pour que les ancêtres nous soient propices.
Pandion s’inspecta : il n’avait rien à donner à cette idole rudimentaire, à ce prétendu ancêtre d’Irouma. Il écarta les bras en souriant, mais la jeune fille était inexorable.
— Donne ceci ? Elle effleura la ceinture en queues de girafes, que Kidogo venait de tresser pour son ami, en souvenir de la chasse.
Le Grec la dénoua docilement et la remit à[74] Irouma. Elle enleva son manteau, et resta en tenue domestique, sans bracelets ni collier, avec un simple pagne de peau qui lui tombait en biais sur la hanche gauche.
Dressée sur la pointe des pieds, elle suspendit l’offrande de Pandion à une aspérité située près de la tête du dieu. Au-dessous, elle accrocha un bout de peau de léopard et un chapelet de grains pourpres. Puis elle répandit aux pieds de l’idole une poignée de millet et se recula, satisfaite.
À présent, adossée à un arbre peu élevé, dont le feuillage était parsemé de centaines de fleurs rouges[75], elle regardait fixement le jeune homme. On aurait dit des veilleuses allumées au-dessus de la tête d’Irouma et dont les reflets écarlates dansaient sur sa peau luisante.
Pandion l’admirait en silence. Sa beauté lui semblait sacrée dans la paix de cette forêt géante, sanctuaire de dieux inconnus, si différents des radieux habitants célestes de son enfance.
Une joie calme et pure emplit l’âme du jeune Grec, il redevenait artiste, ses anciennes aspirations s’étaient réveillées.
Mais voici qu’une vision très nette surgit des profondeurs de sa mémoire. Là-bas, dans la patrie infiniment lointaine, au murmure des pins et de la mer, Thessa s’était adossée, elle aussi, à un arbre, dans les temps révolus à jamais …
Irouma croisa les bras derrière la tête, cambra légèrement sa taille fine et soupira. Pandion, troublé, fit un pas en arrière : elle avait pris exactement l’attitude dans laquelle il voulait représenter Thessa.
Le passé était ressuscité, la nostalgie s’était rallumée, plus forte que jamais. Une lutte nouvelle l’appelait loin d’Irouma.
Il découvrit en son for intérieur une contradiction sans précédent, qui l’effraya.
Ici, la puissance de la vie l’appelait, chaude comme le soleil d’Afrique, jeune comme la savane florissante après la pluie, irrésistible comme un large torrent. Là-bas, résidaient ses plus beaux rêves d’artiste. Mais n’était-ce pas la beauté elle-même qui était devant lui, proche et joyeuse, incarnée par cette fille brune des savanes africaines ? Si dissemblables que fussent Irouma et Thessa, elles personnifiaient l’une et l’autre le beau dans toute son authenticité.
L’émoi de Pandion se communiqua à la jeune fille. Elle vint à lui, et les mots chantants de la langue étrangère rompirent le silence des bois.
— Tu es à nous, ami aux yeux d’or … J’ai exécuté la danse de la grande déesse … L’ancêtre a accepté les offrandes … La voix d’Irouma s’éteignit, ses cils s’abaissèrent sur les yeux. Elle noua ses bras au cou de Pandion et se pressa contre lui. Éperdu, il s’écarta d’un effort désespéré. Elle releva la tête, la bouche entrouverte comme celle d’un enfant.
— Tu ne veux pas demeurer ici ? Tu t’en iras avec tes compagnons ? demanda-t-elle, surprise, et Pandion eut honte.
Il l’attira tendrement et, choisissant ses mots parmi ce qu’il savait de la langue indigène, essaya de lui faire comprendre sa nostalgie, son désir de revoir Thessa … La tête contre la poitrine musclée du Grec, Irouma plongea ses yeux dans le rayonnement des prunelles d’or, un faible sourire découvrit ses dents. Elle parla d’un accent aussi tendre, aussi amoureux que celui dont Thessa avait enivré Pandion.
— Bien sûr, si tu ne peux vivre parmi nous, il faut partir … Elle hésita. Mais si mon peuple et moi, nous te plaisons, reste, ami aux yeux d’or ? Réfléchis, décide et viens, je t’attendrai ?
La jeune fille se redressa fièrement, aussi grave, aussi austère que pendant sa danse.
Pandion se tint quelque temps immobile et lui tendit les bras sous une impulsion subite. Mais elle avait disparu derrière les arbres, engloutie par l’ombre épaisse de la forêt …
Le jeune homme en souffrit comme d’une lourde perte. Il s’attarda longuement dans le site lugubre, puis s’en alla au hasard à travers la brume dorée d’une clairière, luttant contre l’envie de se jeter à la poursuite d’Irouma, de la retrouver pour lui dire qu’il l’aimait, qu’il restait avec elle.
Dès qu’elle se fut cachée aux yeux de Pandion, Irouma se sauva en sautant légèrement par-dessus les racines et glissant entre les lianes. Elle courait de plus en plus vite, tant qu’elle en avait la force. Enfin elle s’arrêta, haletante, au bord d’une anse tranquille de la rivière. Le grand jour l’éblouit, elle eut chaud après les ténèbres et la fraîcheur des bois.
À travers ses larmes, elle vit son image que la nappe d’eau lui renvoyait comme un vaste miroir … Certes, elle était belle ? Mais la beauté ne suffisait pas, sans doute, puisque l’étranger aux yeux d’or, intrépide et tendre, voulait la quitter. Il souhaitait donc autre chose … Mais quoi ?
Le soleil se couchait derrière la savane mamelonnée. Une ombre bleue s’allongeait obliquement au seuil de la hutte où Kidogo et Cavi étaient assis.
Pandion devina à leur mouvement qu’ils l’attendaient avec impatience. Il les aborda, les yeux à terre. Cavi se leva, austère et solennel, et posa la main sur l’épaule du jeune homme.
— Nous avons à te parler, moi et lui. L’Étrusque désigna de la tête Kidogo, debout à ses côtés. Tu n’es pas venu au conseil, mais la décision est prise : nous partons demain …
Pandion eut un sursaut. Les trois derniers jours avaient été surchargés d’événements. Néanmoins il ne croyait pas que ses compagnons seraient si pressés. Il l’aurait été autant qu’eux, sans … sans Irouma ?