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Le jeune Grec lut un blâme dans les regards de ses amis. La nécessité de prendre une décision, qui le tracassait depuis des jours et qu’il éludait inconsciemment, dans l’espoir naïf que tout finirait par s’arranger, devenait imminente. Une muraille semblait lui fermer de nouveau l’accès du monde radieux de la liberté, de cette liberté qui, au fond, ne vivait que dans ses rêves.

Il devait décider s’il resterait avec Irouma ou la perdrait à jamais pour suivre ses camarades. Vivre sans la moindre chance de la revoir, lorsqu’une distance énorme les aura séparés … L’horrible « à jamais » lui brûlait le cœur comme une braise. Mais s’il restait ici, ce serait aussi à jamais : seules, les forces unies de vingt-sept hommes prêts à tout, même à braver la mort, pour regagner le pays natal, permettraient de franchir l’espace qui les emprisonnait. Donc, en restant, il perdait à jamais sa patrie, la mer, Thessa, tout ce qui l’avait soutenu et l’avait aidé à parvenir jusque dans cette contrée.

Pourrait-il habiter ici, s’intégrer à cette vie aimable et cependant étrangère, lorsqu’il n’aurait plus ses camarades éprouvés dans le malheur, sur l’amitié desquels il s’était toujours appuyé ? De tout son être, sans avoir à réfléchir, il sentit la réponse.

Ne serait-ce pas une trahison que d’abandonner ses amis, après avoir été sauvé et guéri par leurs soins ?

Certes, il devait les suivre, laissant ici la moitié de son cœur ?

La volonté du jeune Grec ne résista pas à l’épreuve. Il saisit les mains de ses compagnons qui observaient anxieusement la lutte intérieure reflétée sur son visage franc, et les supplia d’ajourner leur départ. Maintenant qu’ils étaient libres, pourquoi ne pas rester quelque temps encore, afin de mieux se reposer avant le voyage et de connaître plus à fond le pays ?

Kidogo hésita, car il aimait beaucoup le jeune homme. Mais l’Étrusque s’assombrit encore plus.

— Rentrons, des oreilles et des yeux étrangers nous épient. Cavi poussa Pandion dans la hutte obscure et alla chercher une braise pour allumer une petite torche. Il serait plus facile, croyait-il, de convaincre son ami à la lumière. À quoi bon nous attarder, demanda-t-il d’un ton âpre qui impressionna le jeune Grec, puisque de toute façon tu t’en iras ? Voudrais-tu l’emmener par hasard ?

Non, il ne lui était jamais venu à l’idée qu’elle pût l’accompagner dans ce voyage lointain et périlleux ; il secoua négativement la tête.

— Alors, je ne te comprends pas, dit rudement l’Étrusque. Nos autres camarades, n’ont-ils pas trouvé ici des jeunes filles à leur goût ? Or, personne au conseil n’a hésité à choisir entre la femme et la patrie, personne n’a songé à rester. Le père d’Irouma, le chasseur, pense que tu n’iras pas avec nous. Tu lui plais, ta bravoure est renommée dans le peuple. Il m’a dit qu’il était prêt à t’accueillir à son foyer. Se peut-il que tu nous abandonnes, oubliant le pays natal à cause d’une fille ? ?

Pandion baissa la tête. Il n’avait rien à répondre, il n’aurait pas su prouver à l’Étrusque en quoi il avait tort. Comment lui dire qu’il n’était pas simplement esclave de sa passion ? Comment exprimer ce qui l’avait séduit dans Irouma en tant qu’artiste ? Elle était devenue pour lui l’incarnation de la beauté, la puissance éternelle de la vie scintillait en elle, fascinant le jeune sculpteur dont le besoin de créer s’était réveillé en même temps que l’amour ? D’autre part, l’austère vérité des arguments de Cavi le brûlait : il avait oublié que ce peuple étranger avait ses propres us et coutumes. En demeurant ici, il devrait être chasseur et partager le destin de ses nouveaux compatriotes. Tel était le prix du bonheur de rester avec Irouma … Elle seule lui était chère dans ce pays. L’immensité calme et torride de la savane d’or ne ressemblait nullement à la mer tumultueuse. La jeune fille appartenait à ce monde où il se sentait constamment un hôte de passage … Et là-bas, au loin, sa patrie rayonnait comme un phare. Mais si ce phare s’éteignait, pourrait-il s’en passer ? …

Après avoir laissé à Pandion le temps de réfléchir, l’Étrusque reprit :

— Admettons que tu l’épouses pour la quitter ensuite. Crois-tu que nous puissions partir en paix et que les siens nous viennent en aide ? Tu auras abusé de leur hospitalité. Le châtiment qui te sera dû, retombera sur nous tous … Et puis, qu’est-ce qui te donne la certitude que les autres voudront attendre ? Ils refuseront, et moi de même ?

Après une pause, Cavi ajouta tristement, comme s’il regrettait la dureté de ses paroles :

— J’en ai le cœur meurtri, car lorsque je serai parvenu au rivage, je n’aurai pas d’ami expert dans l’art de la navigation. Mon Remdus est mort, je fondais tout mon espoir sur toi qui as piloté un navire sous la direction des Phéniciens … L’Étrusque baissa la tête et se tut.

Kidogo se jeta vers Pandion et lui passa au cou un sachet suspendu à une cordelette en cuir.

— Je l’avais gardée pendant ta maladie, dit-il. C’est ton amulette marine … Elle t’a aidé à vaincre le rhinocéros et nous aidera tous à gagner la mer, si tu es des nôtres …

Pandion se remémora la pierre que lui avait donnée Ahmès. Il avait complètement oublié ce symbole étincelant de la mer, comme il avait oublié tant d’autres choses depuis quelques jours. Il poussa un grand soupir. À ce moment, un homme de haute taille entra, muni d’une longue lance. C’était le père d’Irouma. Il s’assit par terre sans façons, les jambes repliées, sourit à Pandion et s’adressa à l’Étrusque :

— J’ai à te parler affaires, commença-t-il posément. Tu as dit que vous comptiez partir chez vous d’ici un soleil.

Cavi fit oui de la tête, silencieux, attendant la suite. Pandion considérait anxieusement l’indigène au maintien simple et digne.

— Le chemin sera long, beaucoup d’animaux guettent l’homme dans la savane et dans la forêt, continua le chasseur. Vous êtes mal armés. Rappelle-toi, étranger, que l’on ne combat point les bêtes comme les hommes. La lance est préférable au glaive et au coutelas. Elle seule peut tenir en respect le fauve, l’arrêter et l’atteindre au cœur de loin. Les vôtres ne conviennent pas à notre savane ? Le chasseur montra dédaigneusement un mince javelot égyptien, à petite pointe de cuivre, appuyé contre le mur de la hutte. Voici ce qu’il faut ?

Il posa sur les genoux de Cavi l’arme qu’il avait apportée et la débarrassa de son long fourreau de cuir.

La lourde lance avait plus de quatre coudées de long. Sa hampe de deux doigts d’épaisseur était en bois dur et luisant comme l’ivoire. Elle présentait en son milieu un renflement revêtu de peau d’hyène fine et rugueuse. Au lieu de pointe, il y avait une lame d’une coudée de long et de trois doigts de large, faite d’un métal clair, très résistant, qui était du fer, rare et précieux.

Cavi effleura pensivement la lame coupante, soupesa l’arme dans sa main et la rendit au père d’Irouma avec un soupir.

Le chasseur qui observait en souriant l’impression produite, insinua :

— Une telle lance est difficile à fabriquer … Son métal est extrait par une tribu voisine, qui nous le vend cher. En revanche, elle te sauvera plus d’une fois d’un danger mortel …

Cavi se taisait, ignorant où l’indigène voulait en venir.

— Vous avez apporté d’excellents arcs du Kemit, poursuivit ce dernier. Nous ne savons pas les faire et voudrions les échanger contre des lances. Les chefs vous en offrent deux pour chaque arc ; et ces lances, je vous l’ai dit, vous seront plus utiles.

Cavi interrogea du regard Kidogo, qui approuva d’un signe de tête les propos du chasseur.

— La savane est si giboyeuse que nous n’y aurons pas besoin de flèches, dit le Noir. Dans les forêts, ce sera moins commode. Mais elles sont loin, et six lances seront plus efficaces contre les fauves que trois arcs.