L’Étrusque réfléchit, accepta et se mit à marchander. Mais l’indigène, intraitable, faisait valoir l’arme proposée. Ils n’auraient jamais donné deux lances pour un arc, n’eût été le besoin de connaître la structure des arcs de la Terre noire.
— Soit, dit Cavi. Nous vous en aurions fait présent pour vous remercier de votre hospitalité, si notre voyage n’avait pas été aussi lointain. Nous acceptons vos conditions, tu auras les arcs demain.
Le chasseur s’épanouit, tapa dans la main de Cavi, leva la lance, examinant le reflet rouge de la torche sur le fer, et remit dessus le fourreau de cuir orné de bouts de peau de diverses couleurs.
L’Étrusque avança la main, mais l’indigène ne lui donna pas l’arme.
— Tu en auras une pareille demain. Quant à celle-ci … le père d’Irouma fit une pause … je l’offre à ton ami aux yeux d’or. C’est Irouma qui a cousu le fourreau ? Vois comme il est joli.
Le chasseur tendit la lance au jeune Grec qui la prit avec hésitation.
— Tu ne pars pas avec eux, — l’indigène montra l’Étrusque et le Noir, — mais une bonne lance est le plus bel avoir du chasseur, et je veux que tu honores notre lignée en devenant mon fils ?
Kidogo et Cavi mangeaient des yeux leur ami ; le Noir fit craquer les jointures de ses doigts. Le mouvement décisif était venu.
Pandion pâlit et rendit brusquement la lance au chasseur.
— Tu refuses ? Qu’est-ce à dire ? s’écria l’indigène stupéfait.
— Je m’en vais avec mes camarades, prononça le jeune Grec avec effort.
Le père d’Irouma le regarda, immobile, puis il jeta furieusement la lance aux pieds de Pandion.
— Bon, mais ne t’avise plus de lever les yeux sur ma fille ? Je la ferai partir ailleurs, dès aujourd’hui ?
Pandion restait là, les yeux hagards. Devant la douleur sincère qui altérait ses traits virils, une vague compassion adoucit le courroux du chasseur.
— Tu as eu le courage de te décider à temps. C’est bien, dit-il. Mais puisque tu veux partir, fais vite …
Le chasseur toisa une dernière fois Pandion d’un regard sombre et proféra un son inarticulé.
Au seuil de la hutte, il se retourna vers Cavi.
— Il en sera comme je l’ai dit ? grommela-t-il en disparaissant dans l’obscurité.
Kidogo, mal à l’aise de voir les yeux du jeune Grec briller d’un éclat inusité, devina qu’il n’était pas d’humeur à s’entretenir avec ses compagnons. Pandion resta quelque temps debout, le regard fixe, comme s’il interrogeait les ténèbres sur le parti à prendre. Puis il se tourna lentement et s’abattit sur sa couche, le visage dans les mains.
Cavi alluma un autre flambeau : il craignait de laisser Pandion seul avec ses pensées, dans l’obscurité. Lui et Kidogo s’assirent à l’écart et veillèrent en silence. De loin en loin, ils jetaient un regard anxieux à leur ami, dont ils ne pouvaient soulager la peine.
Le temps traînait en longueur. La nuit venue, Pandion remua, sauta sur ses pieds, l’oreille tendue, et s’élança vers la sortie. Mais les larges épaules de l’Étrusque lui barrèrent le chemin. Le jeune Grec se heurta à ses bras croisés et s’arrêta, les sourcils froncés.
— Laisse-moi passer ? dit-il impatienté. Je n’en peux plus ? Il faut que je prenne congé d’Irouma, si on ne l’a pas fait partir déjà …
— Sois raisonnable ? répondit Cavi. Tu vas la perdre, et nous tous avec ?
Sans répondre, Pandion essaya de repousser l’Étrusque, mais l’autre tenait bon.
— Puisque ta résolution est prise, en voilà assez, inutile d’irriter son père ? insistait Cavi. Imagine un peu ce qui en résulterait …
Le jeune Grec le poussa encore plus fort, mais fut rejeté d’une bourrade en pleine poitrine. À la vue du conflit, Kidogo accourut, désemparé, ne sachant que faire. Pandion serra les dents, une flamme mauvaise dans les yeux. Les narines dilatées, il assaillit l’Étrusque. Celui-ci saisit son couteau et tendit le manche au jeune homme :
— Tiens, frappe ? cria-t-il, exaspéré.
Pandion perdit contenance. Cavi présenta sa poitrine, posa sur le cœur sa main gauche et continua d’offrir de la droite le couteau à Pandion.
— Frappe donc, là ? tu ne sortiras pas tant que je serai en vie ? Tue-moi, et tu seras libre ? criait-il rageusement.
C’était la première fois que Pandion voyait son ami sage et austère dans cet état. Il recula en gémissant, revint à son lit et s’y laissa de nouveau tomber, en tournant le dos à ses compagnons.
Cavi, haletant, s’épongea le front et remit son couteau à la ceinture.
— Il faut le surveiller toute la nuit et partir le plus tôt possible, dit-il à Kidogo effaré. À l’aube, tu diras aux camarades qu’ils se préparent.
Pandion avait entendu ces paroles qui signifiaient qu’il ne reverrait plus Irouma. Il suffoquait, hanté par la sensation presque physique d’être emmuré. Après un violent combat intérieur, son violent désespoir, proche de la démence, se changea en douce tristesse.
La savane africaine déployait de nouveau son étendue torride devant les vingt-sept hommes énergiques, résolus à retourner coûte que coûte au pays natal.
Après les pluies, l’herbe rude, aux grands épis brunâtres[76], s’élevait à une hauteur de douze coudées, dissimulant dans sa brousse étouffante jusqu’aux corps gigantesques des éléphants. Kidogo expliqua à Pandion pourquoi il fallait se hâter : la saison des pluies serait bientôt terminée et les incendies transformeraient la savane en une plaine morte, tapissée de cendre, où on aurait du mal à trouver sa nourriture.
Pandion acquiesçait en silence. Son chagrin était encore trop récent. Mais parmi les compagnons auxquels il devait tant, le jeune Grec sentait se resserrer les liens de l’amitié masculine, croître sa propre volonté d’aller de l’avant, sa soif de lutte, et s’aviver la flamme du phare de l’Œniadée.
Et si cuisant que fût le regret d’avoir quitté Irouma, il était redevenu le Pandion d’autrefois, qui suivait un chemin librement choisi. Il n’avait point perdu l’attention avide de l’artiste pour les formes et les couleurs, ni le désir de créer.
Vingt-sept hommes robustes étaient armés de lances, de dards, de coutelas, de boucliers.
Ces anciens esclaves, aguerris par les malheurs et les combats, étaient assez forts pour ne pas craindre les bêtes sauvages qui pullulaient alentour.
En chemin, parmi les hautes herbes, le danger était sérieux. On devait suivre à la queue leu leu les couloirs formés par les pistes d’animaux, sans rien voir devant soi, durant des heures, que le dos du camarade précédent. Et les grandes murailles qui bruissaient des deux côtés faisaient peser sur les voyageurs une menace continuelle : d’un moment à l’autre, les tiges pouvaient s’écarter, livrant passage à un lion survenu en tapinois, à un rhinocéros furieux ou à la masse énorme d’un éléphant solitaire, d’humeur féroce. L’herbe dissociait la troupe, et la situation la plus précaire était celle de l’arrière-garde, qui risquait de s’exposer à la colère de l’animal importuné par ceux qui marchaient devant. Au matin, une rosée froide imprégnait la savane, des gouttes étincelantes poudroyaient au-dessus des corps humains, trempés comme s’il avait plu. Aux heures torrides de la journée, la rosée disparaissait sans laisser de traces ; une poussière sèche, descendue du sommet des herbes, raclait la gorge ; on étouffait dans ces corridors étroits.
À la fin du troisième jour de voyage, le vaillant Libyen Takel, de l’arrière-garde, fut attaqué par un léopard, et seule la chance lui permit de s’en tirer avec quelques éraflures. Le lendemain, un gros lion à crinière sombre sauta sur Pandion et son voisin noir. La lance du père d’Irouma retint le fauve, tandis que le compagnon du Grec ramassait le bouclier que ce dernier avait lâché dans sa surprise, et prenait l’animal à revers. Le lion fit volte-face et tomba, transpercé de trois lances. Kidogo accourut, haletant d’émotion, alors que tout était fini et que les guerriers essoufflés essuyaient le sang qui avait rapidement bruni sur leurs lances. Le carnassier gisait, presque invisible dans l’herbe jaune foulée. Tous les voyageurs s’étaient rassemblés avec de grands cris. On assurait à Dhlomo et Mpafou, deux Noirs trapus qui conduisaient le détachement avec Kidogo, que les bêtes finiraient par tuer quelqu’un. Il fallait contourner cette prairie aux herbes hautes. Les guides n’avaient pas — d’objections à faire. On tourna donc carrément au Sud et on atteignit avant le soir une forêt qui s’allongeait précisément vers le Sud-Ouest, dans la direction voulue. Pandion connaissait déjà ces zones de verdure, en galerie voûtée au-dessus d’un petit cours d’eau tranquille. Elles sillonnaient la savane en tous sens, suivant les lits de rivières et de ruisseaux.