Sous le berceau de feuillage où s’étaient engagés les voyageurs, il n’y avait heureusement ni ronces ni rideaux impénétrables de lianes enchevêtrées : les hommes louvoyaient allègrement entre les racines géantes. Un silence profond et une fraîche pénombre avaient succédé au murmure de l’herbe dans la touffeur du jour éblouissant. La forêt s’étendait très loin : les hommes y cheminaient jour après jour, sortant parfois dans la savane pour chasser ou grimpant aux arbres bas de la lisière pour s’orienter.
Bien que l’avance fût plus facile et moins dangereuse, la pénombre et le silence du bois mystérieux déprimaient Pandion. Il évoquait les souvenirs de son entrevue avec Irouma dans un site identique. Sa peine lui semblait infinie, la détresse enveloppait à ses yeux le monde entier d’une brume grisâtre ; l’avenir lui paraissait aussi lugubre et aussi muet que cette forêt qu’ils traversaient.
Le jeune homme avait l’impression que le chemin ténébreux, bordé par la colonnade monotone des fûts gigantesques, strié d’ombre et de lumière, parsemé de creux et de bosses, était interminable.
Il conduisait à des horizons inconnus, en s’enfonçant toujours davantage au cœur du pays étranger et bizarre, plein d’imprévu, où seule la solidarité des camarades vigilants promettait d’échapper à une mort certaine. La mer qu’il avait tant hâte de revoir et qui lui avait semblé si accessible lorsqu’il était en captivité, s’éloignait indéfiniment, retranchée derrière des milliers d’obstacles, des mois de marche difficile … La mer l’avait arraché à Irouma, tout en restant hors de portée …
La forêt aboutit à un vaste marécage qui s’étalait à perte de vue, masqué au loin par des vapeurs verdâtres et couvert, dans la matinée, d’une nappe de brouillard blême. De petites troupes de hérons blancs survolaient une mer de joncs.
Cavi, Pandion et les Libyens, décontenancés par cet obstacle, regardaient d’un œil perplexe les fourrés vert vif des plantes aquatiques, percés de fenêtres où l’eau miroitait au soleil. Mais les guides souriants échangeaient des regards satisfaits : on était sur la bonne route, deux semaines de rudes étapes ne s’étaient pas passées en vain.
Le jour suivant, on fit des radeaux avec des joncs spéciaux, très légers et poreux[77], dont les tiges géniculées atteignaient dix coudées de haut. Les voyageurs voguèrent le long des taillis de papyrus empanachés, évitant les entassements rougeâtres de joncs morts et les îles d’herbes flottantes. Chaque radeau portait deux ou trois hommes qui maniaient prudemment des gaules enfoncées en cadence dans le fond vaseux.
L’eau sombre et fétide semblait une huile épaisse, des bulles de gaz palustre montaient à la surface, de sous les gaules ; une moisissure visqueuse écumait en franges couleur de rouille au bas des vertes murailles. Pas un endroit sec dans le champ visuel, une chaleur humide accablait les hommes trempés de sueur, un soleil de plomb les brûlait sans merci. Vers le soir, des myriades de moucherons agressifs les assaillirent. On s’estimait heureux de découvrir une éminence non submergée, pour y allumer un grand feu fumeux. Mais on bénissait surtout le vent qui chassait les nuées d’insectes et accordait aux gens un sommeil réparateur, après des jours et des nuits de fatigue. Son souffle penchait les joncs et faisait courir des ondes sur l’océan de verdure.
Une multitude de reptiles se cachait dans l’eau croupie et la végétation putrescente. D’énormes crocodiles s’attroupaient par centaines sur les bancs de vase ou sortaient leurs museaux des broussailles. La nuit, ces monstres poussaient des rugissements sourds qui inspiraient aux hommes une terreur superstitieuse. Ni furieux ni menaçants, ces cris saccadés qui déferlaient dans la nuit sur l’eau stagnante, semblaient froidement cruels.
Les voyageurs rencontrèrent une anse peu profonde, semée de monticules coniques en vase, à moitié détruits, d’une coudée et demie de haut. L’eau trouble dégageait une horrible puanteur, les buttes étaient recouvertes d’une croûte blanchâtre de fientes. Les Noirs expliquèrent que c’étaient des nids d’échassiers roses[78], qui auraient pullulé sur le marais à un autre moment de l’année. Plusieurs hommes, surtout des Libyens, tombèrent malades à cause de l’eau viciée et des émanations nocives. Une fièvre cruelle exténuait les malheureux affalés sur les radeaux, aux pieds de leurs camarades.
Au cinquième jour de navigation, les étendues d’eau libre se multiplièrent, hérissées çà et là de cimes d’arbres. Pandion surpris, demanda à Kidogo ce que cela signifiait. Souriant de toute la largeur de sa grande bouche, le Noir expliqua que la fin de leurs tourments approchait.
— Ici, dit-il en plantant sa gaule dans l’eau profonde, la terre brûle de chaleur durant la saison sèche. C’est la crue provoquée par les pluies.
— Quelle rivière est-ce donc ? s’informa Pandion.
— Il y en a deux[79], et une chaîne de marais s’allonge entre elles. Par temps sec, le courant est presque imperceptible.
Une fois de plus, Kidogo avait raison : les radeaux frôlèrent bientôt le fond vaseux ; le terrain montait graduellement, pour se changer en une plaine unie. Une herbe singulière y poussait, terminée par des épis d’un blanc argenté, de sorte que la savane qui brillait au soleil, semblait de loin la continuation de la nappe d’eau. C’est avec un grand soulagement que les voyageurs, pataugeant dans la boue jusqu’à la ceinture et dispersant les crocodiles par leurs cris, gagnèrent la terre ferme réchauffée. Un vent sec et frais les accueillit, chassant la lourde touffeur du marais. Le groupe atteignit une éminence où croissaient des arbustes couverts de larges feuilles bleuâtres et de fruits orangés, de la grosseur d’un œuf.
Les hommes découvrirent de l’eau potable et résolurent de faire halte. Ils érigèrent autour du campement une enceinte épineuse de six coudées de haut. Les Noirs cueillirent une quantité de fruits orangés, qui se révélèrent très tendres et savoureux, puis ils apportèrent des feuilles dont on tira le suc pour soigner ceux qui avaient la fièvre. Les gens bien portants dormaient tout leur soûl, les plaies résultées des piqûres de moucherons guérissaient rapidement. Il n’y eut pas de pluie pendant plusieurs jours. Le matin, il faisait très frais, ce qui incommodait fort les Africains noirs.
On se remit bientôt en route.
Les voyageurs cheminèrent vingt-cinq jours dans la savane. Ils étaient maintenant dix-neuf : les huit autres s’étaient détachés après la traversée du marais, pour se rendre vers le Nord, en direction de leur pays qui se trouvait tout au plus à dix journées de marche. Ils avaient beau exhorter leurs compagnons à les suivre, ceux-ci restaient obstinément fidèles à leur projet de pousser jusqu’à la mer.
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