Une brume grise voilait l’azur du ciel qui continuait à dégager un rayonnement intense. La nuit, il y avait souvent des nuages, un tonnerre effrayant roulait sans cesse sur la plaine, mais pas un éclair ne sillonnait le noir velouté de la nuit, pas une goutte de pluie ne tombait sur l’herbe desséchée et la terre crevassée par la chaleur.
La savane était parsemée de monticules en forme de cônes effilés ou de tours arrondies au sommet, mesurant jusqu’à dix coudées de haut. À l’intérieur de ces buttes en argile dure comme la pierre, habitaient des multitudes de gros insectes pareils à des fourmis et pourvus de fortes mandibules qui les rendaient dangereux. Pandion, habitué à bien des animaux étranges, ne s’étonnait plus des girafes ni des troupeaux d’éléphants comptant jusqu’à un millier de spécimens. À présent, il voyait des bêtes singulières, à la robe rayée de blanc et de noir. Elles ressemblaient aux chevaux de l’Œniadée, mais s’en distinguaient par certains caractères : assez petite taille, jambes grêles, croupe plus large, dos infléchi, lèvre supérieure galbée, queue et crinière courtes. Pandion observait curieusement leurs troupeaux innombrables, qui venaient boire. Il rêvait de les capturer pour les accoutumer à la selle. Mais lorsqu’il fit part de ses considérations à Kidogo et aux autres Noirs, ils se tinrent longuement les côtes. Ils expliquèrent ensuite au jeune Grec que ces animaux rayés étaient vigoureux, féroces et indomptables, qu’en admettant même qu’on en attrapât quelques-uns des plus paisibles, on ne rassemblerait pas en dix ans les deux dizaines dont ils avaient besoin.
Les buffles lui causèrent une autre déception. À la vue de ces bœufs massifs, d’un gris sombre, dont les cornes larges s’incurvaient au bout, il voulut ramper vers l’un d’eux pour l’abattre d’un coup de lance ; mais Kidogo se jeta sur le jeune homme et le pressa contre le sol. Le Noir remontra à son ami que ces bœufs étaient les plus dangereux du pays du Sud, ou peu s’en fallait, et qu’on ne pouvait leur faire la chasse qu’avec des arcs et des dards, sans quoi on courait à une mort certaine. Pandion, docile, se retira dans les fourrés comme les autres, mais il ne comprenait pas la terreur de Kidogo : le rhinocéros ou l’éléphant lui semblaient beaucoup plus redoutables.
La route était fréquemment traversée de rochers, de chaînes de collines ou de groupes de falaises érodées. On y rencontrait d’affreux singes cynocéphales. À l’approche des hommes, ils se massaient sur les rocs ou sous les arbres et régalaient les voyageurs de leurs grimaces impudentes. Pandion regardait avec dégoût leurs museaux de chiens pelés, aux grosses joues bleues, encadrés de poils raides, leurs derrières mobiles, où saillaient des callosités rouges. Ils étaient dangereux. Un jour Cavi, exaspéré par l’attitude insolente de trois cynocéphales qui lui barraient le chemin, frappa l’un d’eux de sa lance. Un véritable combat s’engagea au pied des falaises. Les voyageurs battirent en retraite précipitamment, heureux de s’en être tirés à si bon compte.
Au vingt-cinquième jour de marche, une raie foncée apparut à l’horizon du terrain déclive. Kidogo la montra avec un cri de joie : c’était une vaste forêt, le dernier obstacle à surmonter. Au-delà des montagnes boisées, s’étendait la mer tant désirée, le chemin sûr du pays natal.
Vers midi, le détachement parvint à une palmeraie dont l’aspect bizarre surprit Pandion. Jusque-là, on n’avait pas rencontré dans la savane ces hautes plantes élancées[80] qui ressemblaient aux dattiers d’Aiguptos. Leurs fûts s’élevaient exactement du centre de l’ombre étoilée, bleu-noir, projetée par la cime. Dans les intervalles, la terre sèche avait l’air d’un métal chauffé à blanc. Pandion vit à la disposition singulière de ces ombres que le soleil méridional brillait juste au-dessus de sa tête. Il le fit observer à Cavi. L’Étrusque haussa les épaules, la mine perplexe, mais Kidogo déclara que c’était bien ainsi. À mesure qu’on avançait vers le Sud, le soleil montait davantage, sans que l’on sût pourquoi. Les vieillards prétendaient qu’encore plus au Sud il redescendait.
Le jeune Grec n’eut pas l’occasion de méditer longuement sur cette énigme, car ses compagnons accablés par la chaleur avaient hâte de retrouver de l’eau. Durant la halte, Kidogo annonça qu’ils atteindraient la forêt vers le soir et que leur chemin passerait ensuite par des bois et des montagnes qui s’allongeaient jusqu’aux confins de la terre.
— Par ici — le Noir indiqua sa droite — et par là — le bras de Kidogo se tendit à gauche — il y a de grandes rivières, mais nous ne pouvons pas naviguer dessus. Celle de droite[81] tourne au Nord, vers une vaste mer d’eau douce située au bord des déserts septentrionaux. Celle de gauche[82] oblique au Sud et nous emmènerait loin de notre destination. En outre, leurs rives sont peuplées de tribus puissantes qui mangent la chair humaine et nous massacreraient tous. Il faut aller droit au Sud-Ouest, entre les deux cours d’eau. Les forêts d’ici sont dépeuplées, donc inoffensives, et les indigènes évitent d’habiter les montagnes par crainte des violents orages et des fourrés obscurs. Les animaux y sont rares, mais le gibier et les fruits suffiront à nourrir notre petite troupe.
Pandion, Cavi et les Libyens considéraient avec méfiance et une vague appréhension la sombre forêt dressée devant eux.
LA PUISSANCE DES FORÊTS
Des arbres extraordinaires dominaient la brousse. Leurs troncs minces et annelés se terminaient par de courtes branches en éventail, garnies de larges feuilles, et encore plus haut s’élevaient des pousses raides, de dix coudées de long, pareilles à des glaives géants[83].
Quatre de ces arbres, deux de chaque côté, gardaient comme des sentinelles l’accès de la forêt, pointant vers le ciel pâle leurs glaives menaçants. Les voyageurs passèrent entre eux, à travers les ronces. Un énorme sanglier[84] avec une vilaine tête verruqueuse, armée de défenses courbes, surgit des halliers, grogna d’un ton indigné et disparut …
Dès la première étape dans la forêt, Cavi perdit la baguette où il avait marqué par quarante-neuf coches la durée du voyage, et l’on ne compta plus les jours. L’immensité uniforme des bois se grava à jamais dans le souvenir de Pandion.
Les hommes marchaient en silence. Quand ils essayaient de parler, leurs voix résonnaient fortement sous la voûte de verdure impénétrable. Sur les vastes étendues de la savane d’or ils ne s’étaient jamais sentis aussi infimes, aussi perdus au fond du pays étranger. Les lianes dont l’épaisseur atteignait parfois celle du torse humain, enlaçaient en spirale les troncs d’arbres lisses, s’enchevêtraient plus haut en un vaste filet, retombaient en rideaux et en festons isolés. Leurs branches s’étalaient à une hauteur inaccessible, les fûts s’estompaient dans un crépuscule gris. Des flaques d’eau putride, couverte de moisissure, jalonnaient le chemin ; des ruisselets sombres coulaient sans bruit. Dans les rares clairières, le soleil éblouissait les yeux accoutumés à la pénombre sylvestre ; la densité excessive de la végétation obligeait les voyageurs à contourner certains endroits. Des fougères quatre fois plus grandes qu’un homme déployaient comme des ailes leurs immenses feuilles pennées, d’un vert pâle[85]. La frondaison ciselée des mimosas formait des dessins délicats dans les faisceaux de lumière solaire. Une profusion de fleurs écarlates, orangées, violettes, blanches, émaillaient de leurs tons éclatants la verdure claire des feuilles énormes, larges, longues, étroites, pleines, palmées ou dentelées. Les spirales des pousses s’emmêlaient en un lacis inextricable, d’où sortaient des épines meurtrières, d’un doigt de long. Les clairières s’emplissaient du ramage frénétique des oiseaux, comme si toute la vie de la forêt y était concentrée.