Les hommes consultaient le soleil pour vérifier leur route et rentraient dans l’ombre des bois, où ils s’orientaient d’après la direction des ravines, le cours des ruisseaux, les faisceaux obliques des rayons lumineux qui perçaient le feuillage. Les guides tâchaient de ne pas trop s’approcher des éclaircies, à cause des insectes dangereux — terribles guêpes noires et fourmis — qui y résidaient. De gros lichens, des excroissances grises saillaient sur les troncs d’arbres, une mousse verte revêtait le dos des hautes racines. Ces racines, comprimées verticalement, prolongeaient en biais, tels des contreforts de cinq à six coudées de haut, les arêtes des fûts énormes. Les dix-neuf voyageurs auraient pu tenir dans les creux que formaient leurs intervalles. Elles s’enchevêtraient, ce qui rendait l’avance très pénible, car on devait les enjamber ou les éviter en se faufilant par des couloirs étroits. Les pieds s’enfonçaient dans le mélange de branches pourries, de feuilles mortes et de rameaux secs qui tapissaient le sol d’une couche épaisse. Des colonies de champignons blêmes, à l’odeur cadavéreuse, poussaient par endroits. Seulement là où les arbres étaient moins hauts, les racines n’entravaient pas la marche et les pieds se reposaient sur un doux tapis de mousse. En revanche, il y avait des broussailles épineuses qui forçaient les gens à faire des détours ou à se tailler un passage au travers, perdant des forces et du temps. Des limaces tachetées tombaient des branches sur les épaules nues des voyageurs et les brûlaient de leur bave corrosive. De loin en loin, la silhouette d’un animal remuait dans la pénombre et disparaissait sans bruit, parfois même avant qu’on ait pu en reconnaître l’espèce. La nuit, le silence profond n’était rompu que par le hurlement plaintif d’un carnassier mystérieux ou les cris stridents d’un oiseau inconnu.
Les voyageurs avaient franchi de nombreuses chaînes de collines sans sortir de la forêt. Dans les dépressions, elle était encore plus épaisse ; l’air humide des ravins, qui sentait le moisi, oppressait la poitrine.
Après avoir traversé une vallée où un torrent roulait ses eaux fraîches parmi de grosses pierres, on fit une halte.
Puis commença une longue montée.
On grimpa deux jours de suite. La forêt devenait de plus en plus impénétrable. Plus de clairières où on pût trouver à manger ; de grands arbres renversés barraient plus souvent le passage. Évitant les rideaux épineux de lianes minces et flexibles, les fourrés de buissons et d’arbustes, on se frayait un chemin à quatre pattes, dans les ravines qui sillonnaient les flancs de la montagne.
La terre rude et sèche s’effritait sous les mains et les genoux. Les hommes rampaient dans ce labyrinthe, guidés seulement par les traces des eaux de pluie.
Il faisait toujours plus frais, comme si l’on s’était vraiment aventuré dans une cave humide et profonde.
La nuit était venue, lorsque les voyageurs atteignirent le sommet de la côte, qui semblait être un plateau. Comme il n’y avait plus de ravines pour s’orienter, on décida de bivouaquer à cet endroit. Pas une étoile ne brillait à travers la voûte de verdure. Le vent faisait rage dans les hauteurs. Pandion resta longtemps sans pouvoir s’endormir, prêtant l’oreille à la rumeur de la forêt, qui ressemblait au chant de la mer. Le bruissement, le frôlement et les chocs des branches sous les rafales se confondaient en une puissante harmonie pareille au grondement rythmé du ressac.
L’aube s’attarda sensiblement, un brouillard opaque ternissait la lumière du jour. Enfin, le soleil invisible triompha du crépuscule et découvrit aux yeux des hommes un paysage lugubre.
Des troncs monstrueux, de cent cinquante coudées de haut, à l’écorce lisse, noire ou blanche, s’en allaient dans une brume laiteuse qui dissimulait complètement la ramure. Des mousses et des lichens imbibés d’eau pendaient aux arbres, longues mèches sombres ou barbes chenues qui ondulaient parfois à une hauteur vertigineuse. L’eau clapotait sous les pieds, sortant du réseau spongieux de racines emmêlées d’herbes et de mousses. Des halliers feuillus se dressaient alentour. De grandes fleurs pâles, en forme de boules alvéolées, se balançaient doucement dans le brouillard, au bout de leurs longues tiges.
Les fûts noirs et blancs, de quatre coudées de diamètre, se pressaient en foule, environnés de brume grise, l’écorce suintante. Quelques-uns étaient vêtus d’un épais manteau de mousse humide. Dans cette sinistre forêt, on n’y voyait pas plus foin qu’à une quarantaine de coudées ; on ne pouvait y faire un pas sans se tailler un passage au pied des géants forestiers.
Les entassements de troncs renversés déprimaient les voyageurs qui avaient pourtant subi nombre d’épreuves. Le plus grave, c’est qu’on n’avait plus aucun repère pour s’orienter.
Les Noirs grelottaient dans la brume froide, intimidés par la puissance exceptionnelle de cette forêt ; les Libyens étaient complètement démoralisés. On se serait cru dans le sanctuaire des dieux sylvestres, interdit aux mortels et sans issue.
Cavi fit signe à Pandion ; tous deux, armés de coutelas, se mirent à trancher furieusement les branches mouillées. Les autres se ragaillardirent peu à peu ; ils se relayaient à la tâche, grimpaient par-dessus les entassements de troncs géants, s’empêtraient en cherchant leur chemin parmi les racines monstrueuses et retombaient dans la mer de verdure. Les heures se succédaient ; la brume blanche flottait toujours dans les hauteurs, l’eau continuait à s’égoutter lourdement des arbres, l’air ne se réchauffait pas, et seule la nuance rougeâtre du brouillard fit comprendre aux hommes que le soir venait …
— Aucune issue ? À ces mots, Kidogo s’assit sur une racine en se prenant la tête à deux mains.
Les deux autres guides étaient revenus avant lui avec la même nouvelle.
Une éclaircie étroite s’allongeait sur mille coudées, en travers de la voie taillée par les voyageurs. Derrière eux, c’était la forêt vierge qu’ils avaient franchie en trois jours d’efforts surhumains. En avant, il y avait un bois de bambous, dont les troncs luisants et géniculés s’élevaient à vingt coudées de haut, inclinant mollement leurs cimes vaporeuses. Ils poussaient si dru qu’on ne pouvait pénétrer dans cette herse de tuyaux, droits comme des lances. Une barrière impénétrable arrêtait les hommes. La surface polie des troncs cylindriques était si dure, que les couteaux de bronze s’y émoussaient du premier coup. Pour défoncer cette muraille, il aurait fallu des haches ou des glaives pesants. Impossible de la contourner car elle s’étendait des deux côtés à perte de vue, le long de l’éclaircie.
Exténués par le froid, la disette, la bataille contre la terrible forêt, les gens manquaient d’énergie : les dernières étapes avaient été trop rudes ? Mais ils ne pouvaient se résoudre à rebrousser chemin.
Pour franchir ces bois, il ne suffisait pas de s’en tenir à la direction du Sud-Ouest, de se tailler péniblement un passage dans la végétation puissante — il fallait encore savoir où passer. Seuls, les autochtones auraient pu renseigner les voyageurs, mais on n’en avait pas rencontré. Leur recherche, d’ailleurs, risquait d’aboutir à la mise en broche des étrangers sur les bûchers d’un festin.
« Nous voilà échoués, enfermés ? » cette pensée se lisait sur les dix-neuf visages, exprimée en plis austères, en grimaces de détresse, en masques de morne résignation.