Kidogo, revenu de son premier accès de désespoir, était debout et levait la tête vers les grosses branches étalées à cent coudées au-dessus de l’éclaircie. Pandion qui avait deviné son dessein, s’approcha vivement de lui.
— Pourrait-on y grimper ? demanda le jeune Grec en regardant les troncs absolument lisses, d’une hauteur démesurée.
— Il le faut, quitte à perdre une journée, répondit Kidogo, soucieux. Qu’on aille en arrière ou en avant, on ne peut plus marcher au hasard, car il n’y a plus rien à manger.
— De cet arbre-là, on verra loin. Pandion montra un colosse sylvestre, à l’écorce blanche, qui s’avançait dans la clairière ; ses branches torses dessinaient une étoile sur le ciel.
Kidogo secoua la tête :
— Non, les arbres à écorce blanche ne conviennent pas plus que ceux à écorce noire[86]. Leur bois est dur comme le fer, on n’y planterait pas un couteau, sans parler de coins en bois. Si nous trouvons un arbre à écorce rouge et à grandes feuilles[87], nous monterons dessus.
Les gens partirent à la recherche de l’arbre, le long de l’éclaircie. On ne tarda pas à en découvrir un. Il était moins haut que les géants de fer, mais poussait près des bambous et les dominait d’une cinquantaine de coudées au moins. Les voyageurs coupèrent difficilement deux gros bambous et les partagèrent en éclats d’une coudée de long, qu’on effila à un bout. Kidogo et Mpafou les enfoncèrent l’un au-dessus de l’autre, à l’aide d’une lourde branche, dans le bois de l’arbre et finirent par atteindre une liane enroulée en spirale autour du tronc. Alors Kidogo et son compagnon, ceints de lianes minces, grimpèrent à une hauteur vertigineuse, en s’arc-boutant des pieds contre le fût et rejetant le corps en arrière. Bientôt leurs silhouettes devinrent toutes menues sur le fond des nuages plombés. Pandion les envia soudain. Eux, ils apercevaient le monde tandis que lui restait là, dans l’ombre, tel un de ces vers rouge et bleu qui gîtaient dans les ravines.
Animé d’une impulsion subite, le jeune Grec empoigna les piquets de bambou plantés dans l’arbre. Sans tenir compte de la mise en garde de l’Étrusque, il monta lestement à l’arbre, saisit la liane, coupa l’extrémité mince d’une autre plante grimpante et fit comme Kidogo. Ce n’était guère facile : la liane rude lui meurtrissait le dos. Dès qu’il diminuait la pression, ses pieds glissaient, il s’écorchait les genoux contre l’écorce. C’est à grand-peine qu’il parvint à mi-hauteur du tronc. Les cimes pennées des bambous se balançaient au-dessus de lui en un fouillis jaunissant, mais les énormes branches étaient encore loin. Kidogo l’appela d’en haut, une liane solide, pliée en boucle, effleura l’épaule de Pandion. Il la passa sous les bras, et la liane remontée avec précaution fut pour le jeune Grec un excellent soutien. Joyeux malgré sa fatigue et ses jambes égratignées, il atteignit bientôt les grosses branches inférieures, où Kidogo et son camarade étaient confortablement installés dans une fourche.
Pandion regarda en avant, d’une hauteur de quatre-vingts coudées ; un large horizon se découvrit à ses yeux, pour la première fois depuis de nombreux jours. La brousse des bambous encadrait la forêt sur un plateau élevé. Cette ceinture s’allongeait à perte de vue, mais n’avait pas plus de quatre à cinq mille coudées de large. Derrière elle, s’érigeait une chaîne de rochers noirs, pas très hauts, qui inclinaient vers l’Ouest leurs redents espacés. Au-delà, le terrain redescendait peu à peu. Des mamelons innombrables, couverts d’une épaisse forêt, ballonnaient, tels des nuages verts, coupés par des vallons remplis de brume floconneuse. Ils recelaient des journées et des journées de marche exténuante, presque sans nourriture et sans soleil, car c’était là l’itinéraire des voyageurs. Mais on n’apercevait pas une éclaircie dans ce massif continu de verdure, que survolaient lentement de larges nuées de brouillard : ni clairière, ni vallée dégagée. Les hommes n’auraient sans doute pas la force de percer à travers l’étendue visible actuellement. Et si plus loin, derrière l’horizon flou, c’était la même chose, la mort serait certaine.
Kidogo se détourna du vaste paysage et croisa le regard de Pandion. Le jeune homme lut dans les yeux de son ami une anxiété mêlée de lassitude : le bel entrain du Noir avait disparu, l’amertume crispait son visage.
— Regardons en arrière, dit Kidogo d’une voix morne. Il se redressa soudain et s’engagea sur une branche horizontale qui surplombait les bambous.
Pandion retint un cri de frayeur, mais l’autre marchait comme si de rien n’était, en oscillant légèrement à cette hauteur formidable, vers l’extrémité de la branche où les grandes feuilles ovales tremblaient sous ses pas. La branche ploya. Pandion se sentit glacé d’épouvante, mais Kidogo s’était déjà assis à califourchon, les jambes dans le vide, les mains appuyées aux rameaux, et scrutait l’espace au-delà du coin droit de l’éclaircie. Le jeune Grec n’osa pas le suivre. Lui et Mpafou attendaient les nouvelles, le souffle en suspens. A terre, les seize autres voyageurs, que l’on distinguait à peine, observaient ce qui se passait sur l’arbre.
Après s’être longuement balancé au bout de la branche souple, Kidogo revint sans un mot vers le tronc.
— C’est malheureux de ne pas connaître le chemin, dit-il d’un ton désolé. Nous aurions pu venir jusqu’ici avec beaucoup moins de peine … Par là — il indiqua le Nord-Ouest — la savane est toute proche. Il aurait fallu prendre plus à droite, sans pénétrer dans la forêt … Retournons dans la savane. Peut-être y trouverons-nous quelqu’un : la lisière est toujours plus peuplée que la savane ou que la forêt elle-même.
La descente de l’arbre s’avéra bien plus périlleuse que la montée. Sans l’aide de ses amis, Pandion ne serait jamais redescendu si vite, ou plus exactement, il aurait fait une chute mortelle. Dès qu’il toucha le sol, ses jambes affaiblies par la tension nerveuse fléchirent, et il s’étala dans l’herbe sous les rires de ses camarades. Kidogo raconta ce qu’il avait observé et proposa de s’écarter à angle droit de l’itinéraire prévu. À l’étonnement de Pandion, personne ne protesta, bien que tous fussent conscients de leur défaite dans la bataille contre la forêt et de la possibilité d’un très long retard. Même Cavi, l’Étrusque obstiné, se taisait, comprenant sans doute à quel point les gens étaient épuisés par la pénible lutte qui, de plus, s’était révélée inutile.
Pandion se rappelait les paroles de Kidogo au début du voyage et savait que le chemin en bordure des forêts était long et dangereux. Sur les cours d’eau et à la lisière des bois, habitaient des tribus féroces qui auraient vite fait d’anéantir dix-neuf étrangers …
La savane, où des arbres bas poussaient à intervalles réguliers, comme dans un verger, descendait vers une rivière impétueuse. Sur l’autre rive, s’élevait un amas de rochers, contre lequel le courant avait édifié un rempart de bûches, de branches, de joncs secs et blanchis.
Les anciens esclaves, après avoir passé une palmeraie abattue par les éléphants, s’arrêtèrent sous un arbre touffu[88]. Sa résine aromatique suintait, des loques d’écorce soyeuse, à moitié détachées du tronc et des branches, émettaient sous le vent un bruissement monotone qui berçait les hommes fatigués.
Subitement, Kidogo se releva sur les genoux ; les autres dressèrent l’oreille. Un éléphant gigantesque s’approchait de la rivière. Sa venue pouvait être de mauvais augure. Les hommes surveillaient le pachyderme qui marchait à grandes enjambées et paraissait rouler indolemment dans sa propre peau. Il cheminait en balançant sa trompe avec une insouciance qui démentait la circonspection habituelle de ces animaux. Des voix humaines se firent entendre, mais il ne daigna même pas remuer ses larges oreilles plaquées en arrière. Les voyageurs interdits échangèrent un coup d’œil, se mirent debout et se recouchèrent aussitôt, comme à un commandement : des silhouettes humaines étaient apparues à côté de l’éléphant. Les camarades de Pandion aperçurent un homme allongé sur le cou de la bête et s’appuyant de ses bras croisés à l’énorme nuque. L’éléphant pénétra dans l’eau qui s’était troublée sous ses pattes massives. Les oreilles immenses s’ouvrirent, triplant la dimension de la tête. Les petits yeux bruns fouillaient les profondeurs des flots. L’homme couché sur son échine s’assit et lui donna une tape sonore sur le crâne. Le cri de « héla ? » survola brusquement l’onde. L’animal balança sa trompe, en saisit un gros tronc du rempart amassé par le courant, l’éleva au-dessus de sa tête et le lança au milieu de la rivière. La lourde bûche tomba bruyamment, plongea sous l’eau et ressortit un peu plus tard, en aval. L’éléphant en jeta plusieurs autres, puis s’engagea prudemment au milieu de la rivière et se tourna contre le courant.