Alors les gens qui l’accompagnaient — huit jeunes hommes et jeunes filles noirs — se précipitèrent dans l’eau froide avec des éclats de rire. Ils se cramponnaient les uns aux autres, se faisaient mutuellement boire des tasses ; des rires et des claques sonores sur les corps mouillés se répercutaient au loin. Le conducteur de l’éléphant leur criait quelque chose d’un accent jovial, sans cesser de surveiller la rivière ; de temps en temps, il obligeait sa bête à y jeter de grosses pièces de bois.
Les voyageurs contemplaient la scène d’un œil surpris. L’amitié entre les hommes et l’animal géant semblait un miracle : le monstre gris se tenait là, docile, à trois cents coudées à peine de leur bivouac. Comment se faisait-il que l’éléphant qui n’avait pas son pareil pour la grandeur et la force et qui régnait en maître absolu dans la savane et la forêt, s’était incliné devant l’homme, si frêle, si insignifiant en comparaison de ce colosse qui mesurait six coudées du sol à l’encolure ? Qu’était-ce que ces gens qui avaient asservi les titans de l’Afrique ?
Cavi, les yeux brillants, poussa du coude Kidogo. Le Noir s’arracha à sa contemplation des ébats joyeux et chuchota à l’oreille de l’Étrusque :
— J’ai entendu dire, dans mon enfance, qu’il y avait quelque part, à la limite des bois et des savanes, des hommes surnommés les maîtres d’éléphants. Je vois que ce n’est pas un conte. Voici un éléphant qui protège les baigneurs contre les crocodiles … Il paraît que ces gens sont d’une tribu apparentée à la nôtre et que nos langues se ressemblent …
— Tu veux les aborder ? s’informa pensivement l’Étrusque, sans quitter des yeux l’homme assis sur l’éléphant.
— J’hésite … fit Kidogo. Si ma langue est la leur, ils nous comprendront et nous indiqueront le chemin. Mais s’ils parlent une autre langue, malheur ? Ils nous égorgeront comme des poulets.
— Ils mangent la chair humaine ? questionna de nouveau Cavi après un silence.
— On prétend que non. Ce peuple est riche et puissant, répondit le Noir en mâchonnant nerveusement un brin d’herbe.
— J’essayerai de reconnaître leur langue sur-le-champ, sans entrer dans le village, dit l’Étrusque. Il n’y a ici que des jeunes gens désarmés, et à supposer que le conducteur de l’éléphant nous attaque, nous nous cacherions dans l’herbe et les broussailles. Tandis qu’au village, si nous ne nous entendons pas avec eux, nous serons tous massacrés …
Ce conseil dissipa les doutes de Kidogo. Il se redressa de toute sa haute taille et s’en fut lentement vers la rivière. Un cri du conducteur de l’éléphant mit fin aux espiègleries des baigneurs, qui s’immobilisèrent, dans l’eau jusqu’à mi-corps, les yeux fixés sur la rive.
L’animal se tourna, menaçant, vers Kidogo, sa trompe se releva au-dessus des longues défenses blanches, ses oreilles se rouvrirent comme de larges ailes pendantes. Son cavalier observait l’arrivant ; de sa main droite, il brandissait un coutelas terminé en crochet.
Kidogo s’approcha de l’eau sans mot dire, posa sa lance à terre, mit le pied dessus et montra ses mains vides.
— Salut, ami, dit-il en articulant avec soin. Je suis ici avec des camarades. Nous sommes de réfugiés solitaires qui retournent au pays natal, et nous voudrions demander aide à ta tribu …
L’indigène se taisait. Les voyageurs tapis sous l’arbre attendaient, le cœur défaillant, pour savoir s’il comprenait le langage de Kidogo. Leur sort à tous en dépendait.
L’homme abaissa son coutelas. L’éléphant fit un pas dans l’eau qui gargouillait autour de ses pieds, et laissa pendre sa trompe. Soudain, l’indigène parla ; un soupir de soulagement s’échappa de la poitrine de Pandion, et Kidogo tressaillit de joie. Le dialecte du cornac se distinguait de la langue mélodieuse de Kidogo par des intonations dures et des sons sifflants, mais Pandion même y avait reconnu des mots familiers.
— D’où es-tu, étranger ? La question, lancée du haut de l’éléphant, avait un accent altier. Où sont tes camarades ?
Kidogo expliqua qu’ils avaient été captifs au Kemit et qu’ils s’en revenaient chez eux, au bord de la mer. Il appela du geste ses compagnons qui s’alignèrent tous sur la rive, amaigris, la mine sombre.
— Kemit … épela l’indigène. Qu’est-ce que ce pays, où se trouve-t-il ?
Kidogo décrivit le puissant empire du Nord-Est, situé le long d’un fleuve immense, et l’homme hocha la tête d’un air satisfait.
— J’en ai entendu parler, c’est au bout du monde. Comment avez-vous réussi à venir de là ? s’informa-t-il, incrédule.
— C’est une longue histoire, déclara Kidogo d’une voix lasse. Regarde-les. Il désigna Cavi, Pandion et les Libyens. As-tu jamais vu des hommes pareils ?
L’indigène les dévisageait curieusement. La méfiance qui se lisait dans son regard disparut peu à peu, il tapa sur la nuque de l’éléphant :
— Je suis jeune et ne puis rien décider sans les anciens. Passez sur notre rive pendant que l’éléphant est dans l’eau, et attendez. Que faut-il dire aux chefs de votre part ?
— Que des voyageurs fatigués demandent la permission de se reposer au village et de connaître le chemin de la mer. C’est tout ce que nous voulons, dit nettement Kidogo.
— Quelle aventure ? conclut l’indigène intéressé, puis il se tourna vers ses compatriotes : Prenez les devants ? leur cria-t-il, je vous rattraperai.
Les jeunes gens qui avaient considéré en silence les étrangers, obéirent aussitôt, en jetant des coups d’œil en arrière et causant avec animation. Le conducteur de l’éléphant plaça sa bête en travers du courant. Les voyageurs traversèrent à gué, dans l’eau jusqu’à la poitrine. Alors l’homme pressa sa monture et disparut parmi les arbres à la suite des baigneurs. Les anciens esclaves s’assirent sur les rochers, dans une attente fébrile. Les Libyens étaient particulièrement anxieux, mais Kidogo assurait que les indigènes ne leur feraient aucun mal.
Quatre éléphants parurent bientôt dans la savane. Ils avaient sur le dos des plates-formes en branches tressées, dont chacune portait six guerriers armés d’arcs et de javelots très larges. C’est sous cette escorte que les voyageurs atteignirent le village, situé tout près du lieu de leur rencontre, sur une boucle de la rivière, à quatre mille coudées en direction du Sud-Est.
Trois centaines de huttes noyées dans la verdure se dressaient sur le terrain montueux.