À gauche, il y avait un bois clairsemé ; à droite et un peu à l’écart, s’élevait une haute palissade de pieux étayés par des jambes de force. Un fossé profond l’entourait, doublé d’un parapet de rondins pointus. Pandion s’étonna des dimensions de l’ouvrage, et Kidogo émit l’hypothèse que c’était le parc aux éléphants.
Comme jadis, dans l’Est, les étrangers se présentèrent aux chefs et doyens d’un immense village, racontant l’épopée des esclaves insurgés, à laquelle s’était ajouté l’exploit de la grande marche à travers des contrées inconnues. Les chefs assaillaient de questions les voyageurs, examinaient leurs armes et le cartouche du Pharaon marqué sur leurs dos, interrogeaient Pandion et Cavi sur leurs pays situés au nord d’une mer lointaine. Le jeune Grec fut surpris par la largeur d’horizon de ces hommes qui avaient entendu parler de la Nubie et de beaucoup d’autres régions de l’Afrique.
Kidogo exultait : les maîtres d’éléphants allaient leur montrer le chemin du sol natal, et les exilés ne tarderaient pas à y parvenir, en suivant la bonne voie.
Une brève consultation des doyens décida de leur sort : ils furent autorisés à rester quelques jours au village, logés et nourris selon la loi sacrée de l’hospitalité.
On les installa dans une grande hutte à la limite du village, où ils pouvaient se reposer à l’aise. Mais ce que les réconfortait le mieux, c’était la perspective de voir finie prochainement leur pérégrination.
Pandion, Kidogo et Cavi flânaient dans le village, étudiant la vie de ce peuple qui leur en imposait par son pouvoir sur les animaux gigantesques. Le jeune Grec admirait les longues barrières en défenses d’éléphant[89] pour attacher le bétail. Il y voyait un dédain affecté à l’égard des redoutables monstres. Combien d’ivoire possédaient donc ces gens-là, pour gaspiller de la sorte cette matière précieuse ? Lorsqu’il s’en informa auprès d’un indigène, celui-ci lui conseilla gravement de demander aux chefs la permission de visiter le magasin au centre du village.
— Il y a un tas de défenses gros comme ça ? L’homme montra l’intervalle de deux huttes, long de cent cinquante Coudées, et leva ensuite son bâton au-dessus de la tête, pour indiquer la hauteur du stock.
— Comment faites-vous pour commander aux éléphants ? s’informa Pandion, intéressé.
Son interlocuteur fronça les sourcils et lui jeta un regard soupçonneux.
— C’est un secret que les étrangers ne doivent pas connaître, répondit-il lentement. Adresse-toi aux chefs, si tu veux. Ceux qui portent au cou une chaîne d’or avec une pierre rouge, sont les grands dompteurs …
Pandion se souvint qu’il était interdit de s’approcher de la palissade de pieux et se tut, regrettant son indiscrétion. A ce moment, Kidogo l’appela sous un auvent de joncs, où plusieurs hommes travaillaient. C’était un atelier de poterie, où les artisans façonnaient des jarres pour le grain et la bière.
Kidogo n’y put tenir. Prenant un morceau de glaise humide et bien pétrie, il s’accroupit, réfléchit, les yeux au plafond, et commença à modeler de ses grandes mains adroites, impatientes de revenir à leur occupation préférée. Pandion l’observait ; les potiers échangeaient des quolibets, sans interrompre leur tâche. Les mains noires rabotaient, lissaient, comprimaient lentement l’argile, ébauchant les contours d’un large dos en carène, des plis de peau retombant des épaules : on voyait apparaître déjà les traits caractéristiques de l’éléphant. Les potiers s’étaient tus et avaient abandonné leur travail pour former cercle autour de Kidogo, qui oubliait tout, absorbé par sa besogne.
Voici les pattes épaisses, solidement plantées sur le sol, la tête dressée, la trompe en avant. Kidogo fit une paire d’oreilles membraneuses, sur une carcasse de baguettes disposées en éventail. Des cris d’admiration s’élevèrent … et le silence se rétablit. L’un des potiers sortit en tapinois de sous l’auvent et disparut.
Le sculpteur noir travaillait les pattes de derrière de l’éléphant, sans remarquer la venue d’un chef, vieillard au cou grêle, au nez fort et crochu et à la barbiche grisonnante. Sur sa poitrine, Pandion vit une pierre rouge suspendue à une chaîne d’or : c’était l’un des grands dompteurs.
Le vieux suivait silencieusement la fin du modelage. Kidogo recula, essuyant ses mains tachées de glaise, tout en examinant avec un sourire critique la statue de l’éléphant, haute d’une coudée. Les potiers clamaient leur approbation. Le vieillard leur imposa silence d’un haussement de ses gros sourcils. Puis il effleura d’un air de connaisseur la glaise humide et fit signe à Kidogo d’approcher.
— Tu es un maître, à ce qu’il paraît, prononça-t-il d’un ton significatif, puisque tu as fait sans peine ce que personne d’entre nous ne peut faire. Dis-moi, saurais-tu façonner ainsi l’image d’un homme ? Et le chef toucha du doigt sa poitrine.
Kidogo secoua la tête. Le vieillard se rembrunit.
— Mais il y a parmi nous un maître meilleur que moi, originaire d’un pays du nord lointain, dit Kidogo. Lui, il pourrait faire ton image. Le Noir montra Pandion.
Le chef réitéra sa question en s’adressant au jeune Grec. Pandion vit les yeux suppliants de son ami et accepta.
— Mais sache, ô chef, dit-il, que dans mon pays on taille les figures dans la pierre tendre ou dans le bois. Or, faute d’outils et de pierre, je ne pourrai que te modeler avec cette argile. Comme ceci … — Pandion passa la tranche de sa main sur sa poitrine. — L’argile séchera bientôt et se fendra, ton image sera détruite au bout de quelques jours …
Le chef sourit.
— Je veux seulement voir ce dont est capable un maître étranger, dit-il. Et que les nôtres en profitent.
— Bon, je vais essayer. Mais tu devras rester assis devant moi, tant que je travaillerai.
— Tiens, pourquoi ? Ne peux-tu pas modeler comme lui ? Le vieillard montra Kidogo.
Pandion hésita, cherchant ses mots. Kidogo intervint :
— J’ai fait un éléphant quelconque. Toi qui es leur dompteur, tu dois pourtant savoir qu’ils ne se ressemblent pas. Seul, celui qui ne les a jamais approchés, les croit tous pareils.
— C’est vrai, reconnut le chef. Je vois leur âme du premier coup d’œil et je puis prédire le comportement de chacun.
— Eh bien, enchaîna Kidogo, pour faire un de ces éléphants il faut que je l’aie sous les yeux. Il en est de même pour mon camarade : il te fera, toi, et non un homme en général, c’est pourquoi il doit te voir pendant le travail.
— J’ai compris, dit le vieillard. Que ton camarade vienne me trouver à l’heure de la sieste, je resterai assis devant lui.
Le dompteur s’éloigna. Les potiers placèrent l’éléphant d’argile sur un banc. Les curieux affluaient sans cesse.
— Pandion, dit Kidogo, notre sort est entre tes mains. Si ta sculpture plaît au chef, les maîtres d’éléphants nous viendront an aide …
Le jeune Grec approuva de la tête, et les deux amis s’en retournèrent à leur hutte, suivis d’une foule d’enfants qui ne quittaient pas d’une semelle ces étranges visiteurs.
— Peux-tu parler ? demanda le chef renversé sur un siège haut et mal commode, tandis que Pandion amoncelait promptement autour d’un montant de bois l’argile apportée par un potier. Cela ne t’empêchera pas de travailler ?
— Non, mais je connais mal votre langue, répliqua Pandion. Je ne comprendrai pas tout et te répondrai en peu de mots.
— Appelle donc ton ami, l’habitant des forêts maritimes ; qu’il nous tienne compagnie. C’est ennuyeux de rester là, comme un singe sans langage ?
Kidogo parut et s’assit, les jambes repliées, entre le chef et Pandion. Avec son aide, ils purent converser assez facilement. Le dompteur d’éléphants questionnait le Grec sur son pays, et Pandion se sentit pénétré de confiance pour ce vieillard sage et expérimenté.
89
On rencontrait encore de ces herses au milieu du XIXe siècle sur le haut Nil, chez les Chillouks.