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Il lui parla de sa vie, de Thessa, du voyage en Crète, de la servitude au Kemit et de son intention de retourner au pays natal. Tout en causant, il modelait, tandis que Kidogo lui servait d’interprète.

Le jeune homme travaillait avec une inspiration et un zèle extraordinaires. La statue du chef était à ses yeux le poteau indicateur des portes de sa patrie. Les souvenirs stimulaient son impatience, le séjour chez les indigènes lui était de nouveau un supplice.

Le vieillard poussa un soupir et bougea : il devait être fatigué.

— Dis-moi quelque chose dans ta langue, demanda-t-il, soudain.

— To ellenikon elephteron ? lança Pandion d’une voix forte.

Elles résonnaient étrangement ici, au cœur de l’Afrique, ces paroles qu’aimait à répéter son aïeul, en lui racontant la gloire des héros de son peuple.

— Qu’est-ce que c’est ? reprit le chef.

Pandion expliqua que ces paroles résumaient le rêve de tout habitant de son pays : « la Grèce est libre. »

Le vieux demeura pensif. Kidogo fit observer délicatement au sculpteur que son modèle était las et que la séance avait assez duré.

— Oui, c’est assez ? confirma le chef en relevant la tête. Tu reviendras demain. Combien de jours te faut-il encore ?

— Trois ? dit Pandion avec assurance, malgré les signes que lui faisait Kidogo.

— Trois jours, cela peut aller, je patienterai, déclara le vieux en quittant son siège.

Pandion et Kidogo enveloppèrent la glaise d’une étoffe mouillée et la mirent dans le garde-manger sombre, bâti auprès de la maison du chef.

Le lendemain, les deux amis entretinrent le vieillard sur le Kemit, sur sa puissance et ses édifices géants. L’indigène fronçait les sourcils, mais il écoutait avec intérêt. Lorsque Pandion parla de la monotonie du monde étriqué des Égyptiens, le chef s’anima.

— Il est temps que vous connaissiez mon peuple, dit-il gravement. Vous emporterez ces renseignements dans vos pays lointains.

Et il leur apprit que les maîtres d’éléphants profitaient de leur pouvoir pour réaliser de grandes expéditions. Le seul danger qui les menaçait, était la rencontre d’éléphants sauvages, car les bêtes domestiquées risquaient de s’en aller avec leurs congénères des bois. Mais il y avait des moyens pour l’éviter.

À l’est et au sud de leur bourg, disait-il, au-delà des montagnes et des marais, se trouvaient des mers d’eau douce[90]. Elles étaient si vastes, qu’on ne pouvait y naviguer que sur des bateaux spéciaux, et leur traversée prenait plusieurs jours. Ces mers se suivaient en direction du Sud, entourées de monts qui crachaient du feu, de la fumée et des rivières de flamme. Mais derrière elles, s’étendaient d’autres terres, de hauts plateaux à la faune nombreuse ; le véritable confin du monde, le rivage de la mer sans limites, était à l’Est, par-delà une zone de marécages.

Sur les plateaux, se dressaient, pas très loin l’une de l’autre, deux montagnes énormes, d’une blancheur éblouissante[91] dont on ne pouvait imaginer la beauté sans les avoir vues.

Des forêts vierges les ceignaient, peuplées d’hommes sauvages et d’animaux singuliers, d’une race ancienne, qu’on ne saurait décrire. Les maîtres d’éléphants avaient vu des défilés jonchés d’ossements gigantesques, mêlés de dépouilles humaines et de débris d’armes en pierre. Des sangliers de la taille d’un rhinocéros gîtaient dans les taillis proches de la montagne blanche du Nord, et une fois on y avait aperçu une bête pas moins grosse qu’un éléphant et plus lourde, avec deux cornes plantées côte à côte au bout du museau.

Sur les mers d’eau douce, il y avait des villages flottants[92] dont les habitants, invulnérables pour leurs ennemis, n’épargnaient personne.

Pandion demanda au chef jusqu’où allait vers le Sud la terre d’Afrique et si c’était vrai que le soleil y redescendait.

Le sujet enthousiasma le vieillard, il avait dirigé lui-même une grande expédition dans le Sud, alors qu’il n’avait pas quarante ans.

Ils allaient chercher, avec vingt éléphants de choix, l’or et les herbes précieuses des savanes méridionales, qui rendaient leurs forces aux vieillards et aux malades.

Derrière un fleuve[93] qui coulait de l’Ouest à l’Est, où des cataractes formidables grondaient, auréolées d’arc-en-ciel, s’étendait l’immense savane bleue[94]. Aux bords de cette savane, le long de la mer, à l’Est et à l’Ouest, croissaient des arbres puissants, dont les feuilles semblaient faites en métal poli et brillaient au soleil comme des millions de miroirs[95].

La couleur de l’herbe et des feuillages de l’extrême Sud était grisâtre ou bleutée, ce qui donnait aux sites un aspect froid, inaccueillant. En vérité, à mesure qu’on s’avançait vers le Sud, la température baissait. Les pluies qui tombaient là, pendant la saison sèche des régions centrales, semblaient emporter toute la chaleur.

Le vieillard parla à Pandion d’un arbre argenté qu’on rencontrait loin dans le Sud, au fond des gorges de montagne. Haut de trente coudées, il avait une écorce fine, plissée transversalement, une ramure dense, des feuilles brillantes comme l’argent et douces comme le duvet, qui lui prêtaient un charme ensorcelant.

Des monts rocheux et stériles s’érigeaient, tours et murailles mauves cyclopéennes, aux pieds desquelles se blottissaient des arbres tordus, parés de grandes touffes de fleurs écarlates.

Des buissons disgracieux et des arbres rabougris[96] poussaient dans les endroits arides de la savane et sur les éboulis de rochers. Leurs feuilles charnues, à la sève vénéneuse, couronnaient en éventail les branches fourchues, pointées vers le ciel. D’autres avaient des feuilles rougeâtres, recourbées en bas et formant un gros champignon à l’extrémité d’un tronc tors et nu, de quatre coudées de haut.

Près des rivières et à l’orée des bois, on voyait des ruines de constructions en pierres énormes, œuvres d’un peuple sans doute puissant et habile. Mais aujourd’hui personne n’habitait à proximité, sauf les terribles chiens sauvages qui hurlaient à la lune. Des éleveurs nomades et des chasseurs miséreux erraient à travers la savane. Encore plus au Sud, vivaient des peuplades au teint gris clair[97], qui possédaient de nombreux bestiaux, mais le groupe des maîtres d’éléphants n’était pas allé jusqu’à eux.

Pandion et Kidogo buvaient les paroles du chef. L’histoire de la savane australe semblait un conte inséré dans le monde réel, mais l’accent du narrateur était convaincant ; à le voir fixer au loin son regard brillant, Pandion avait l’impression que les scènes vécues défilaient à nouveau devant les yeux du vieillard.

Soudain l’indigène interrompit son récit.

— Tu ne travailles plus, dit-il, railleur. Il me faudra donc rester là des jours et des jours ?

Pandion s’empressa de reprendre sa besogne, mais c’était apparemment inutile : le jeune sculpteur sentait que ce buste était la chose la plus réussie qu’il eût jamais faite. Son talent avait mûri imperceptiblement, graduellement, malgré les épreuves ; l’expérience et les observations amassées en Aiguptos n’avaient pas été vaines.

Au troisième jour, Pandion compara plusieurs fois la figure du chef à son modelage.

— Ça y est ? dit-il avec un profond soupir.

— Tu as terminé ? s’enquit l’indigène, et comme le sculpteur répondait d’un signe de tête affirmatif, il s’approcha de son effigie.

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90

Les Grands lacs de l’Afrique orientale.

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91

Le Kenia et le Kilimandjaro, deux des plus hauts sommets de l’Afrique, couverts de neiges éternelles et de glaciers.

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92

Des villages pareils existent encore de nos jours sur les Grands lacs. Ils sont bâtis sur des radeaux.

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93

Le Zambèze, qui forme les célèbres chutes Victoria.

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94

La savane du sud de l’Afrique, dont la flore particulière comprend surtout des plantes aux tons bleutés.

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95

Arbres du sud de l’Afrique.

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96

Divers aloès et dragonniers de la famille des linacées.

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97

Les peuplades de type hottentot étaient jadis beaucoup plus répandues. On les suppose apparentées aux Égyptiens de l’Antiquité.