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Kidogo contemplait la sculpture d’un air ravi, retenant à grand-peine les louanges.

La glaise monochrome rendait les traits caractéristiques du visage impérieux, intelligent et austère : l’avancée du menton ferme, le front large et fuyant, les lèvres pleines, le gros nez aux narines ouvertes.

Le vieux chef poussa un léger cri, en se tournant vers la case.

Une de ses femmes parut, jeune, coiffée d’une multitude de petites nattes taillées en frange au-dessus du front. Elle présenta au vieillard un miroir circulaire en argent poli, évidemment fabriqué dans le Nord et venu on ne savait comment à l’intérieur de l’Afrique.

L’homme le tendit à bout de bras vers le buste et confronta méticuleusement son image avec l’œuvre de Pandion.

Le Grec et son ami attendaient qu’il se prononçât. Après un long silence, le chef abaissa le miroir et dit à voix basse :

— Grande est la force de l’habileté humaine … Toi, étranger, tu la possèdes mieux que quiconque dans notre pays. Tu m’as fait meilleur que je ne suis, preuve que tu as bonne opinion de moi. Je te le revaudrai. Quelle récompense désires-tu ?

Kidogo poussa du coude Pandion, mais le jeune Grec répondit au sage vieillard en termes qui semblaient émaner du fond du cœur :

— Tu me vois tel que je suis. Je n’ai pour tout bien qu’une lance dont on m’a fait cadeau … Pandion hésita et conclut impétueusement : Je n’ai besoin de rien ici, dans ce pays qui m’est étranger … J’ai une patrie, et c’est là ma plus grande richesse, si loin qu’elle puisse être. Aide-moi à y revenir ?

Le dompteur d’éléphants lui posa la main sur l’épaule d’un geste paternel :

— J’ai encore à te parler, reviens demain avec ton ami. Pour l’instant, réglons notre affaire. Je vais donner l’ordre à nos potiers de sécher l’argile de façon à — ce qu’elle ne se fendille pas. Je tiens maintenant à conserver mon portrait. Ils l’évideront et le couvriront d’une résine spéciale : c’est une tâche à laquelle ils s’entendent. Mais je n’ai pas ces yeux aveugles. Ne pourrais-tu pas y mettre des pierres que je te donnerai ?

Pandion accepta. Le vieillard rappela sa femme, qui vint cette fois avec un coffret tendu de peau de léopard.

Le chef en sortit un sachet volumineux et versa sur sa paume une poignée de pierres ovales, à facettes, d’une limpidité d’eau. Leur scintillement attira l’attention du jeune sculpteur : chacune semblait concentrer l’intensité de la lumière solaire, en restant froide, transparente et pure[98].

— J’ai toujours souhaité d’avoir des yeux pareils, dit le vieillard, pour qu’ils recueillent la clarté de la vie sans changer eux-mêmes. Choisis les plus belles pierres et mets-les en place.

Le jeune homme obéit. Le buste prit un aspect surnaturel. Dans l’argile terne, les pierres lumineuses rayonnaient, imprégnant le visage d’une vie magique. Le contraste qui d’abord avait semblé à Pandion factice, finit par l’impressionner. Plus il regardait, plus il voyait d’harmonie dans l’association des yeux diaphanes et de la glaise sombre de la sculpture.

Le dompteur d’éléphants était enchanté.

— Prends de ces pierres en souvenir, ô maître étranger ? s’écria-t-il en versant dans la main du Grec plusieurs gemmes dont certaines dépassaient les dimensions d’un noyau de prune. Elles proviennent aussi des savanes méridionales, où on les trouve dans les lits des rivières. Rien au monde n’est plus dur ni plus limpide. Tu montreras dans ton pays ces merveilles du Sud, rapportées par les maîtres d’éléphants.

Pandion le remercia et s’en fut en cachant le cadeau dans le sachet qui renfermait la pierre d’Ahmès.

— N’oublie pas de revenir demain ? lui cria le vieillard.

Dans la case, les anciens esclaves discutaient avec animation sur ce qui pouvait résulter du succès du sculpteur. Leur espoir de se remettre en route prochainement allait en croissant. Il paraissait impossible que les indigènes refusent de les laisser partir et de leur indiquer le chemin.

Pandion et Kidogo se présentèrent devant la hutte du chef à l’heure convenue. Le vieillard les appela du geste. Ils s’assirent à ses pieds, en tâchant de dissimuler leur émotion.

Le dompteur d’éléphants demeura quelque temps silencieux, puis il leur dit :

— J’ai tenu conseil avec les autres chefs et nous sommes tombés d’accord. D’ici une demi-lune, après une grande chasse, nous expédions à l’Ouest un gros détachement pour avoir des noix guérisseuses et de l’or. Six éléphants iront à travers la forêt et plus loin, jusqu’aux sources d’une rivière située à sept journées de marche … Donne-moi un bâton ? ordonna le chef à Pandion.

Il dessina sur le sol le rivage d’un golfe qui pénétrait en coin dans la terre, et Kidogo poussa une faible exclamation. Le vieillard traça une ligne sinueuse qui figurait un cours d’eau dédoublé à son extrémité, et marqua d’une croix l’intérieur de la fourche.

— Les éléphants viendront jusque-là, vous les suivrez et franchirez la forêt sans peine. Puis il vous faudra marcher seuls, mais la mer ne sera plus qu’à cinq jours de voyage …

— Père et maître, nous te devons notre salut ? jubila Kidogo. Cette rivière coule dans mon pays et je connais le plateau aurifère … Il bondit sur ses pieds et s’agita devant le chef.

— Je le sais, reprit tranquillement ce dernier avec un sourire narquois. Je connais ton peuple, ton pays, et j’y ai connu dans le temps un chef insigne, du nom de Iorouméfa.

— Iorouméfa ? répéta Kidogo, étouffé par la joie. Mais c’est mon oncle maternel …

— Bon, interrompit le chef. Tu le salueras de ma part. As-tu tout compris ? Et sans attendre la réponse, il conclut : Je veux parler à ton ami. Il se tourna vers le Grec. Je pressens que tu seras un grand homme dans ton pays, si tu réussis à y revenir. Tu y parleras de nous. Les peuples doivent se connaître les uns les autres, au lieu de cheminer dans les ténèbres, à l’aveuglette, comme les animaux dans la savane ou dans la forêt. Les uns excellent à la chasse, d’autres dans les arts, l’extraction des métaux, la navigation … Il serait bon de nous initier mutuellement, de nous transmettre nos connaissances. Alors, le pouvoir des hommes augmenterait rapidement.

— Tu as raison, chef très sage, répondit le jeune sculpteur. Mais pourquoi donc tenez-vous secret le domptage des éléphants ? Pourquoi ne l’enseignez-vous point aux autres tribus, pour qu’elles vivent dans l’abondance après avoir soumis ces terribles géants ? …

— Le domptage n’est un secret que pour les sots, répondit en souriant le vieillard. Tout homme d’esprit aura vite fait de le connaître … Mais, à part le secret, il y a un labeur pénible et dangereux qui exige une patience infinie. L’esprit ne suffit pas, il faut travailler. Il n’est guère de tribus par ici qui possèdent les trois qualités propres à notre peuple : l’intelligence, l’amour du travail et un courage à toute épreuve. Sache, ô étranger, qu’il est impossible d’apprivoiser un éléphant adulte. Nous les capturons tout jeunes. Le dressage dure dix ans. Dix ans de labeur persévérant, pour obtenir que l’animal comprenne les ordres et fasse la besogne voulue.

— Dix ans ? s’écria Pandion, interdit.

— Pas moins, si tu as deviné le caractère de la bête. Mais si tu t’es trompé, tu n’y arriveras pas en quinze ans. Parmi eux, il y a des obstinés et des imbéciles. N’oublie pas non plus que la capture des jeunes est très périlleuse. Nous sommes obligés d’agir seuls, sans le concours des éléphants domestiques qui risqueraient d’aller rejoindre le troupeau sauvage. Ils nous viennent en aide plus tard, quand le troupeau a été mis en fuite et que les jeunes sont captifs. Chaque chasse coûte la vie à plusieurs de nos braves … Une nuance de tristesse se fit entendre dans la voix du chef. Dis-moi, as-tu vu les exercices de nos jeunes guerriers ? … Oui ? C’est aussi un art indispensable pour la capture des éléphants.

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98

Le diamant.