Pandion avait déjà vu à plusieurs reprises les jeux extraordinaires des indigènes. Ils plantaient dans un terrain uni deux longues perches où une traverse de bambou était attachée à cinq coudées du sol.
Prenant ensuite leur élan, ils sautaient par-dessus, d’une façon particulière, de côté. Le corps du sauteur se pliait en deux, ou presque, et s’envolait, le flanc droit en avant. Pandion n’avait jamais vu sauter si haut. Les plus lestes atteignaient même six coudées. Étonné par l’adresse de ces hommes, le jeune Grec ne comprenait pourtant pas à quoi elle pouvait leur servir. Les paroles du vieux chef venaient de lui expliquer en partie l’énigme.
Après une pause, le vieillard éleva la voix :
— Tu saisis maintenant à quel point cette tâche est ardue. La chasse à l’éléphant est aussi pratiquée par d’autres tribus. Ces hommes les tuent du haut des arbres avec de lourdes lances, les font tomber dans des pièges, les surprennent en plein sommeil dans la forêt. Écoute, le chef se tapa le genou, je dirai qu’on t’emmène à la chasse. Elle aura lieu bientôt, avant le départ pour la forêt de l’Ouest. Veux-tu voir la gloire et le tourment de mon peuple ?
— Oui, je te remercie, ô chef. Mes camarades pourront-ils m’accompagner ?
— Non, vous êtes trop nombreux. N’invite qu’un ou deux, sinon vous serez un embarras.
— Je choisis mes deux amis : celui-ci — il indiqua Kidogo, — et un autre …
— Qui donc, le barbu à la mine sombre ? s’enquit l’indigène qui sous-entendait Cavi, et le Grec confirma son hypothèse.
— Je voudrais aussi lui parler, qu’il vienne me trouver, dit le chef. Tu dois avoir hâte d’annoncer à tes compagnons que nous consentons à vous aider. Quand le jour de la chasse sera fixé, on te préviendra. Et le vieillard congédia les deux amis.
Les chasseurs se mirent en route au bruit fatidique des tam-tams. Quelques-uns montaient des éléphants chargés de cordes, de vivres et d’eau ; les autres marchaient à pied. Cavi, Pandion et Kidogo s’étaient joints à eux, armés de leurs fortes lances. Les deux cents hommes traversèrent le cours d’eau et prirent par la savane, en direction du Nord, vers une chaîne de rochers nus, à peine visibles à l’horizon, dans une brume bleutée. Les chasseurs avançaient si vite que les trois amis, pourtant entraînés, avaient de la peine à tenir le pas sur eux.
Au sud et à l’est des montagnes, la savane était absolument unie, avec de larges secteurs calcinés. La plaine jaune, balayée par le vent, se peuplait de tourbillons de poussière qui couraient autour de la verdure pâle des arbres et des buissons. Les falaises proches se voyaient bien, tandis que la brume voilait les hauteurs lointaines. Les sommets arrondis apparaissaient comme des crânes énormes d’éléphants spectraux ; d’autres, plus bas, ressemblaient à des dos de crocodiles.
Ayant passé la nuit à l’extrémité sud de la chaîne rocheuse, les chasseurs se mirent en route à l’aube, le long de la pente orientale. Devant eux, les silhouettes des arbres palpitaient et s’estompaient dans un brouillard rougeâtre. Un vaste marais s’étendait vers le Nord. Un jeune homme se détacha du groupe, ordonna aux étrangers de le suivre et entreprit l’escalade des rocs.
Cavi, Pandion et Kidogo gravissaient une saillie de deux cents coudées de haut. Le talus de pierre jaune brûlante, zébrée de crevasses noires, se dressait au-dessus de leurs têtes. Le guide les conduisit à un gradin qui dominait le marais, les fit se cacher derrière des touffes d’herbes rudes et des blocs de pierre, leur imposa silence du geste et disparut.
L’Étrusque, le Noir et le Grec restèrent longuement sous le soleil de plomb, sans oser parler. Pas un son ne leur parvenait de la plaine étalée en contrebas.
Subitement, à gauche, un vague bruit de succion s’éleva, de plus en plus fort. Pandion guetta prudemment de son abri, à travers les herbes qui remuaient à peine, et fut sidéré.
Une nuée d’éléphants avait recouvert le marécage. Les énormes bêtes venaient en ligne oblique par rapport à la chaîne de rochers et franchissaient la limite du marais et de la savane pour se diriger vers le Sud-Est.
Leurs corps gris sombre se détachaient nettement sur l’herbe jaunâtre. Ils marchaient par troupeaux de cent à cinq cents spécimens, qui se suivaient à courts intervalles. Les animaux de chaque groupe se pressaient les uns contre les autres, en masse compacte, aussi avait-on l’impression, à les voir d’en haut, que c’était une tache grise continue qui se mouvait, mamelonnée de centaines de dos et rayée de blanc par les défenses.
Aux endroits détrempés, ils se mettaient un file. Quelques-uns se jetaient à l’écart, les oreilles ouvertes et raidissant comiquement leurs pattes de derrière, puis ils réintégraient le flot général.
Certains, principalement des mâles gigantesques, cheminaient sans hâte, la tête et les oreilles basses ; d’autres évoluaient fièrement, le poitrail haut et croisant les membres postérieurs ; d’autres enfin se tournaient souvent de côté, la queue en bataille. Les défenses aux formes et dimensions les plus variées, courtes ou longues, touchant presque le sol, courbes ou droites, ressortaient en blanc dans la masse grise des corps.
Kidogo approcha ses lèvres de l’oreille de Pandion.
— Les éléphants gagnent les marécages et les rivières, c’est donc que la savane est sèche, murmura-t-il.
— Et les chasseurs, où sont-ils ? demanda le jeune Grec.
— Ils se sont embusqués et attendent un troupeau où il y a beaucoup de petits. Ce troupeau est à l’arrière-garde. Tu vois, il n’y a que des adultes pour le moment …
— Pourquoi les défenses sont-elles de différente longueur ?
— Elles sont brisées.
— Les éléphants se battent ?
— Rarement, à ce qu’on m’a dit. Le plus souvent, ils cassent leurs défenses en déracinant les arbres pour en manger les fruits, les feuilles et les rameaux. Chez les éléphants des bois, les défenses sont beaucoup plus solides que chez ceux des savanes, c’est pourquoi on va chercher dans les forêts l’ivoire dur, et dans les savanes l’ivoire tendre.
— Et d’où sont ces animaux-ci ?
— De la savane. Vois donc. Kidogo montra un vieil éléphant qui s’était attardé près de leur rocher.
Un géant gris, enfoncé dans l’herbe jusqu’aux genoux, se tourna, face aux hommes qui le regardaient. Ses oreilles s’étaient largement écartées, la peau tendue au milieu comme une voile et les bords inférieurs pendants, finement ridés. Il pencha la tête. Son front fuyant s’avança, des cavités profondes se creusèrent entre les yeux et le sinciput, toute la tête ressembla à une grosse colonne rétrécie à sa base et prolongée harmonieusement par la trompe pendante. Des plis transversaux, tels des anneaux sombres, striaient la trompe à intervalles réguliers. À sa naissance, deux tubes de peau s’en allaient en biais, emmanchant des défenses courtes et très épaisses.
— D’où sais-tu que c’est un éléphant des savanes ? chuchota Pandion après avoir examiné attentivement le vieux colosse tranquille.
— Regarde ses défenses. Elles sont usées et non brisées. Les défenses des vieux poussent moins bien que celles des spécimens dans la fleur de l’âge, et celui-ci les a usées parce qu’elles sont tendres. Un éléphant des bois n’en aura jamais de pareilles : les siennes sont minces et longues …
Les amis causaient à voix basse. Le temps s’écoulait. Les premiers éléphants avaient disparu à l’horizon, le troupeau n’était plus qu’une bande de couleur foncée.