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Il interrompit le travail, s’éloigna de la statue, et Thessa tressaillit en l’entendant gémir de déception. La statue était moins ressemblante que jamais. En affinant et précisant son œuvre, Pandion avait tué le germe de vie qu’elle recelait. Ce n’était plus qu’une imitation maladroite de ce corps de jeune fille adossé à l’énorme tronc de pin.

Les lèvres pincées, le jeune homme comparait Thessa à la statue, cherchant fébrilement l’erreur. Mais il n’y en avait pas, le sculpteur n’avait simplement pas su rendre la vie, fixer le mouvement fugitif du corps humain. Il espérait que la force de son amour, son admiration pour la beauté de Thessa lui permettraient d’accomplir un exploit insigne, de donner un chef-d’œuvre au monde … C’était ainsi hier, tout à l’heure même ? Eh bien non, il ne le pouvait pas … il était incapable … Il n’en avait pas la force … Même pour Thessa qu’il aimait passionnément ? Que faire ? Il voyait tout en noir, ses outils étaient tombés à terre, le sang lui montait à la tête. Désespéré, conscient de son impuissance, il s’élança vers la jeune fille et tomba devant elle, embrassant ses genoux.

Thessa confuse et perplexe, appliqua ses mains sur le visage brûlant de Pandion, levé vers elle.

Soudain son intuition féminine lui révéla l’état d’âme du sculpteur. Elle se pencha sur lui avec une sollicitude maternelle, lui parla doucement, pressa sa tête contre son sein, effleurant des doigts les boucles de ses cheveux courts.

L’accès de désespoir de Pandion s’apaisa.

Des voix se firent entendre dans le lointain. Il promena autour de lui un regard circulaire, son élan était passé, entraînant à sa suite l’espoir orgueilleux. L’artiste ne croyait plus à la réalisation de son rêve de jeunesse. Il revint à sa statue et s’arrêta songeur. La petite main de Thessa se posa sur son bras.

— Ne fais pas cela, jeune insensé, chuchota-t-elle.

— Non, non, Thessa, je n’en aurais pas le courage, avoua Pandion sans détacher les yeux de son œuvre. Si cette … il hésita … cette chose n’était pas faite d’après toi, je l’aurais détruite sur-le-champ. Elle est si grossière, si laide qu’elle ne doit pas exister ni rappeler en quoi que ce soit ton image … Là-dessus, le jeune homme repoussa aisément la pierre et la statue au fond de la grotte. Il camoufla avec soin la fente étroite par des cailloux et des poignées d’aiguilles de pin sèches …

Les deux jeunes gens se dirigèrent vers le bruit du ressac. Après avoir marché longtemps en silence, Pandion essaya d’expliquer à sa bien-aimée la nostalgie et la détresse qui le tourmentaient. Elle le persuadait de ne pas renoncer à ses tentatives, se déclarait sûre de lui, de son aptitude à exécuter son dessein. Mais il resta inébranlable. Il avait enfin compris qu’il était loin de la véritable maîtrise et que le chemin de l’art passait par des années de travail persévérant.

— Non, Thessa, je suis incapable de modeler ton portrait, je le sais maintenant ? disait-il avec feu. Je suis trop pauvre là et là — il indiqua son cœur et ses yeux — pour rendre ta beauté …

— N’est-elle pas à toi, Pandion ? La jeune fille noua impétueusement ses bras au cou de son ami.

— Elle l’est, Thessa, mais comme elle me fait parfois souffrir ? Je ne me lasserai jamais de t’admirer, et cependant … je ne puis l’exprimer … Chaque instant me paraît le dernier, comme si ta beauté allait s’évanouir, tels les accents envolés d’une chanson … Tu es partie, et je ne puis évoquer tes traits, me les raconter à moi-même ? Or, il faut que je te représente en argile, en bois, en pierre. Je dois savoir pourquoi il est si difficile de rendre la beauté, sinon comment pourrai-je insuffler la vie dans mes œuvres ?

Thessa l’écoutait, attentive, et sentant que Pandion lui avait ouvert toute son âme, elle se rendait compte avec amertume de son impuissance. La nostalgie de l’artiste se communiquait à elle, une vague inquiétude lui étreignait le cœur.

Soudain, le jeune homme sourit, et avant qu’elle n’eût compris ce qui lui arrivait, des bras vigoureux l’enlevèrent du sol. Pandion courut vers la grève, déposa Thessa sur le sable humide et disparut derrière un mamelon.

L’instant d’après, elle vit sa tête à la cime d’une vague qui approchait. Il ne tarda pas à revenir. Plus trace de sa récente mélancolie. Aussi l’événement du bois sacré parut-il moins grave à la jeune fille. Elle rit doucement au souvenir de la médiocre effigie en terre glaise et de la mine contrite de son auteur.

Pandion riait aussi de sa déconvenue, comme un gamin, et faisait valoir aux yeux de la jeune fille sa force et son adresse. Ils s’en retournèrent ainsi à la maison, sans se presser, avec des haltes fréquentes. Mais l’inquiétude persistait au tréfonds de l’âme de Thessa …

Agénor toucha le genou de Pandion :

— Notre peuple est encore jeune et pauvre, mon fils. Il faut des siècles de prospérité pour que des centaines d’hommes puissent se consacrer aux arts, étudier les beautés de l’homme et du monde. Nous, nous figurions tout récemment nos dieux par des poteaux en pierre ou en bois à peine dégrossis … Or, voici que tu cherches à connaître les lois de la beauté, et je puis prédire que notre peuple ira loin dans ce domaine. En attendant, les pays anciens et opulents ont des artistes beaucoup plus habiles.

Le sculpteur alla prendre dans un coin de la pièce un grand coffret de bois jaune et en sortit un paquet d’étoffe rouge. Il le défit avec précaution et posa devant Pandion une statuette haute d’une coudée, en ivoire et or. L’ivoire avait rosi de vieillesse et sa surface polie s’était couverte de fines craquelures.

La figurine représentait une femme tenant à bout de bras deux serpents enroulés jusqu’aux coudes. Une ceinture à bourrelets enserrait la taille excessivement mince et y retenait une longue jupe évasée, à cinq rayures d’or transversales. Le dos, les épaules, les flancs et le haut des bras étaient drapés dans un châle léger qui laissait nus la poitrine et le haut du ventre.

La lourde chevelure ondulée se relevait en chignon au sommet de la tête et non pas sur la nuque, comme chez les femmes helléniques. De grosses mèches s’en détachaient, retombant sur le cou et dans le dos.

Pandion n’avait jamais rien vu de pareil. On y sentait la main d’un grand maître. Ce qui attirait surtout l’attention, c’était le visage étrangement impassible, large et plat, aux pommettes massives, aux lèvres épaisses et au menton légèrement saillant.

Les sourcils, larges et droits, accentuaient l’expression d’indifférence, mais les seins plantureux semblaient soulevés d’un soupir impatient.

Pandion était abasourdi. Si seulement il avait le talent de cet artiste inconnu ? Si son ciseau pouvait rendre avec autant de précision et de grâce ces formes qui revivaient sous la patine rosée du vieil ivoire ?

Agénor, satisfait de l’impression produite, observait son élève et se caressait lentement la joue du bout des doigts.

S’arrachant à sa muette contemplation, Pandion plaça plus loin la précieuse sculpture. Les yeux rivés sur le chef-d’œuvre qui luisait d’un faible éclat, il demanda à son maître d’une voix basse et mélancolique :

— Cela provient des villes anciennes de l’Orient ?[12]

— Oh, non ? répondit Agénor. Elle est bien plus ancienne, plus ancienne que Mycènes, Tirynthe et Orchomène[13] aux trésors incalculables. Je l’ai empruntée à Chrysaor pour te la montrer. Son père s’était rendu autrefois en Crète avec un détachement et l’avait découverte parmi les débris d’un temple, à vingt stades[14] des ruines de la cité des rois pélagiques[15], détruite par de violents tremblements de terre.

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12

Il s’agit de la partie orientale de la Grèce, où prospérait à l’époque préhellénique, dans la seconde moitié du Ile millénaire ( 1600 à 2000 ans ) avant notre ère, la civilisation mycénienne, qui avait succédé à la civilisation crétoise. Celle-ci, appelée aussi égéenne, est une civilisation encore mal connue du bassin méditerranéen ( elle date, en moyenne, du Ile millénaire avant notre ère ).

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13

Mycènes, Tirynthe, Orchomène, centres de civilisation mycénienne.

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14

Stade, unité de mesure équivalant à environ 180 m.

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15

Cnossos, centre culturel de l’époque crétoise ou égéenne.