Un autre, fort nombreux, avait surgi à gauche. Quatre mâles de dimensions formidables — près de huit coudées de haut — ouvraient la marche. Ils hochaient la tête, élevant et abaissant tour à tour leurs défenses légèrement courbes.
Le troupeau comprenait beaucoup de femelles qui se distinguaient par leurs dos plus droits et de grands plis de peau sur les flancs. Juste derrière elles, à toucher leurs pattes, de petits éléphanteaux trottaient gauchement, et à côté, un peu à l’écart, gambadaient les adolescents, qui différaient des adultes par leurs têtes oblongues et moins fortes, leurs défenses et leurs oreilles menues, leurs gros ventres et leurs pattes d’égale hauteur.
Les amis se rendaient compte que le moment décisif était venu. Les éléphanteaux ayant du mal à traverser le marais, le troupeau avait obliqué à droite et foulait le sol ferme, parmi des buissons et des arbres clairsemés.
— Pourquoi l’éléphant ne s’enlise-t-il pas dans le marécage, malgré son poids ? questionna de nouveau Pandion.
— Il a des pattes spéciales, commença Kidogo, il …
Un tintamarre assourdissant de tôles et de tam-tams, ainsi que des clameurs sauvages montèrent soudain de la savane. Les trois amis en eurent le souffle coupé.
Les éléphants épouvantés s’élancèrent vers le marais, mais une chaîne d’hommes munis de tam-tams et de trompes surgit devant eux. Les animaux des premiers rangs refluèrent, arrêtant la poussée des autres. Les barrissements affolés, le tonnerre des feuilles de métal, le craquement des branches cassées se confondaient en un vacarme infernal, où perçaient de loin en loin les plaintes ténues des éléphanteaux. Les bêtes se jetaient de côté et d’autre, tantôt massées, tantôt éparpillées. Dans ce chaos de géants en déroute, dans les remous de poussière dense, les hommes s’affairaient. Sans approcher le troupeau, ils se déplaçaient prestement, s’alignaient et frappaient de nouveau leurs tôles. Les trois amis comprenaient peu à peu ce que faisaient les chasseurs : ils séparaient les jeunes des adultes et les poussaient à droite, vers l’embouchure d’une vallée à sec, qui pénétrait dans le massif rocheux derrière un rideau d’arbres. Les colosses se précipitaient sur les chasseurs pour piétiner et anéantir ces ennemis survenus on ne savait d’où. Mais ceux-ci leur échappaient en bondissant et disparaissaient dans les broussailles ou le feuillage des arbres. Pendant que les bêtes furieuses les cherchaient, la trompe brandie, des rangs de guerriers surgissaient ailleurs, hurlant comme des forcenés au son des feuilles métalliques. Quand les éléphants leur couraient sus, les indigènes répétaient leur manœuvre pour isoler les jeunes.
Le troupeau s’en allait toujours plus loin dans la savane, les corps gris avaient disparu derrière les arbres ; seuls, le vacarme étourdissant et la haute colonne de poussière indiquaient l’emplacement de la chasse.
Stupéfaits par l’intrépidité et l’adresse de ces hommes qui bravaient la fureur des monstres et poursuivaient sans défaillance leur tâche dangereuse, les anciens esclaves contemplaient silencieusement la savane déserte, les buissons écrasés, les arbres mutilés. Kidogo prêtait l’oreille, la mine soucieuse.
— Ça ne va guère … finit-il par murmurer. La chasse est en train de mal tourner.
— D’où le sais-tu ? s’étonna Cavi.
— S’ils nous ont amenés ici, c’est qu’ils comptaient que le troupeau irait à l’Est, loin de nous. Or, le voilà qui est parti à droite. Je pense que cela ne promet rien de bon.
— Allons-y, proposa le Grec. Rebroussons chemin par la terrasse.
Kidogo accepta après une courte hésitation. Leur venue n’aurait aucune conséquence dans le tumulte de la bataille.
Courbés, masqués par l’herbe et les rochers, l’Étrusque, le Grec et le Noir retournèrent sur leurs pas d’un millier de coudées, le long de la chaîne, jusqu’à ce qu’ils fussent de nouveau au-dessus de la plaine découverte.
Ils virent la gorge où les chasseurs avaient réussi à pousser plus d’une dizaine de jeunes éléphants. Les hommes couraient entre les arbres, lançant des nœuds coulants sur les éléphanteaux et les attachant aux troncs.
Une rangée d’hommes armés de larges lances bloquait l’issue de la vallée. Le vacarme et les clameurs retentissaient à deux mille coudées en avant et à droite, où devait se trouver le gros du troupeau.
Des sons de trompe saccadés et violents résonnèrent en avant et à gauche. Kidogo tressaillit.
— Les éléphants attaquent, chuchota-t-il.
Un homme poussa un gémissement prolongé, un cri de colère suivit, lancé — sur un ton de commandement.
À l’autre bout de la clairière, où deux arbres rameux projetaient de larges taches d’ombre, les trois amis aperçurent du mouvement. L’instant, d’après, un éléphant énorme en déboucha, les oreilles au vent, la trompe pointée, rigide comme un fût. Deux autres géants l’accompagnaient : Pandion reconnut en eux les meneurs du troupeau. Un quatrième, escorté de plusieurs de ses congénères, suivait à quelque distance. Des chasseurs bondirent hors des fourrés pour leur barrer le chemin. Ils pénétrèrent dans le groupe, jetant leurs lances contre le dernier éléphant. L’animal barrit à tue-tête et fonça sur les hommes qui couraient en direction du marécage. Les autres pachydermes lui emboîtèrent le pas. Les trois meneurs, sans prendre garde au manège des indigènes qui les avaient coupés de leurs compagnons, galopaient toujours vers la gorge, attirés sans doute par les cris de leurs petits.
— Ça va mal, ça va mal … Les meneurs reviennent de l’autre côté … murmurait Kidogo tout ému, en broyant la main de Pandion dans la sienne.
— Vois donc ces braves ? s’écria Cavi, oubliant toute prudence.
Les guerriers qui défendaient l’accès de la vallée, n’avaient pas flanché à l’approche des monstres. Ils s’avançaient en ligne déployée. L’herbe basse et roussie ne pouvait dissimuler leur moindre geste.
Le premier éléphant fonçait au beau milieu de la chaîne des chasseurs. Deux hommes restèrent immobiles, tandis que leurs voisins, de part et d’autre, s’élançaient au-devant de l’assaillant. L’animal ralentit, sa lourde trompe dressée en l’air, et se précipita sur les gens avec un sifflement de rage. Une dizaine de coudées à peine le séparait des vaillants guerriers, lorsqu’ils bondirent de côté. À ce moment, quatre hommes apparurent derrière le monstre, deux près de chaque patte. Deux lui plantèrent leurs lances dans le ventre, les autres, prenant leur élan, le frappèrent aux jambes.
Un son aigu s’échappa de sa trompe levée. L’animal l’abaissa en se tournant vers l’homme le plus proche qui se trouvait à sa droite. Celui-ci n’eut pas le temps d’éluder le coup … Le sang jaillit, les trois amis virent distinctement les os de l’épaule et du flanc, mis à nu. Le blessé tomba sans une parole, mais l’énorme bête aussi s’affaissa lourdement sur son arrière-train et glissa lentement de côté. Les chasseurs le laissèrent là, pour prêter main forte à leurs camarades qui étaient aux prises avec les deux autres meneurs. Ces derniers se révélaient plus fins, à moins qu’ils n’eussent déjà l’expérience de la lutte contre l’homme : les colosses galopaient de-ci, de-là, sans permettre aux chasseurs de les surprendre par derrière, et ils en écrasèrent trois.
La poussière du champ de bataille rougeoyait à la lueur du couchant. Les géants de huit coudées ressemblaient à des tours noires, au pied desquelles guerroyaient les hommes sans peur. Ils évitaient par des bonds les longues défenses, présentaient aux trompes leurs lances appuyées sur le sol, et passaient derrière les bêtes avec de grands cris, pour les détourner des camarades dont la mort eût été inévitable.