Les animaux en furie barrissaient sans arrêt. Quand ils se tournaient vers le rocher où étaient les trois amis, ils semblaient d’une hauteur extraordinaire ; les larges oreilles écartées se balançaient au-dessus des hommes. Vu de profil et la tête inclinée, l’éléphant paraissait plus bas, ses défenses frôlaient la terre, prêtes à éventrer l’ennemi. Pandion, Kidogo et Cavi se rendaient compte qu’ils ne voyaient qu’une partie du combat. On se battait également au loin, derrière les arbres, où se trouvait le troupeau, et aussi à gauche, dans le marais, où les chasseurs avaient couru pour détourner le quatrième meneur et son escorte. Autant de mystères pour les trois amis, qui ne pouvaient y songer du reste, car l’accrochage sanglant dont ils étaient témoins retenait toute leur attention.
Des tam-tams grondèrent, de plus en plus proches, derrière les arbres : plusieurs dizaines de guerriers venaient à la rescousse. Les meneurs du troupeau d’éléphants s’étaient arrêtés, indécis ; les hommes poussèrent des cris terribles en brandissant leurs lances, et firent reculer les monstres. Ceux-ci se précipitèrent vers leur compagnon qui gisait sur le sol, plièrent les genoux de part et d’autre du blessé, introduisirent sous lui leurs défenses et le remirent debout. Puis, le coinçant entre leurs corps, ils l’entraînèrent par-delà le rideau de verdure, le laissèrent tomber, le relevèrent et disparurent. Quelques chasseurs leur coururent après, mais l’homme qui dirigeait les opérations les arrêta.
— Il ne filera pas … les autres ne tarderont pas à l’abandonner … inutile de les irriter, traduisit Kidogo.
À droite, le bruit s’éloignait et s’apaisait graduellement : la bataille était apparemment gagnée. Des chasseurs apparurent au Nord, venant du marais ; ils portaient deux corps inertes. Personne ne faisait attention aux trois amis. Le Noir, l’Étrusque et le Grec descendirent avec précaution dans la savane, pour voir le champ de bataille. Ils se dirigeaient vers l’endroit où était le gros du troupeau. Kidogo qui s’était frayé un passage à travers les taillis, recula, saisi d’effroi : un éléphant mourait, affalé sur un arbre qu’il avait brisé dans sa chute. Le bout de sa trompe remuait faiblement. Plus loin, les arbres s’espaçaient, et l’on voyait entre eux une masse grise : un autre colosse, étendu sur le ventre, les pattes repliées, le dos saillant. À l’approche des hommes, l’animal souleva la tête. Des rides profondes entouraient ses yeux éteints et caves, lui prêtant une expression de lassitude sénile. Le géant laissa retomber la tête, ses longues défenses appuyées contre le sol, et s’écroula sur le flanc avec un bruit mat.
Les chasseurs s’interpellaient alentour. Kidogo fit un signe de la main et battit en retraite : un nouveau troupeau d’éléphants arrivait du Sud. Les trois amis se hâtèrent de rejoindre les rochers, mais c’était une fausse alerte : il s’agissait d’animaux domestiques. Les éléphanteaux attachés aux arbres levaient la queue, se ruaient vers les hommes et s’efforçaient de les atteindre de leur trompe. Les conducteurs d’éléphants les encadraient de leurs montures qui serraient le captif entre leurs flancs et l’emmenaient ainsi au village. À tout hasard, on avait attaché au cou et aux pattes de derrière de chaque animal capturé des cordes dont quinze chasseurs tenaient les extrémités.
Les visages, fatigués et amaigris par l’effort surhumain, étaient sombres. On avait déjà étendu onze corps immobiles sur des claies fixées au dos des éléphants ; et l’on fouillait toujours les halliers, à la recherche de deux camarades disparus.
Les éléphants étaient partis ; les chasseurs, assis ou allongés par terre, se reposaient après le combat. Les anciens esclaves abordèrent leur chef, et Kidogo lui demanda s’ils ne pouvaient pas se rendre utiles. L’homme leur jeta un regard courroucé et répondit brutalement :
— Vous rendre utiles ? Et de quelle manière, étrangers ? La chasse a été rude, nous avons perdu beaucoup de braves … Restez là où on vous a conduits, ne nous importunez pas ?
Les trois amis retournèrent vers les rochers, par crainte de se brouiller avec ces gens dont dépendait leur avenir.
Ils s’étaient couchés et conversaient à mi-voix, en attendant qu’on les appelle. Le soleil déclinait ; les ombres noires des rocs dentelés envahissaient la savane.
— Je ne vois tout de même pas ce qui empêche les énormes éléphants de massacrer tous les chasseurs, prononça pensivement Cavi. S’ils se battaient mieux, ils réduiraient les hommes en poussière …
— Tu as raison, répondit Kidogo. C’est une chance pour les hommes que les éléphants aient le cœur faible …
— Est-ce possible ? s’étonna l’Étrusque.
— Mais oui, l’éléphant est inaccoutumé à combattre. Il est si grand et si fort, que personne ne l’attaque, aucun danger ne le menace ; seul, l’homme ose s’en prendre à lui. Aussi manque-t-il d’endurance, sa volonté est facile à briser ; il ne peut supporter une longue lutte, s’il ne réussit pas à écraser l’ennemi du premier coup … Le buffle, c’est autre chose. S’il avait l’intelligence et la taille de l’éléphant, tous les chasseurs périraient …
Cavi, incrédule, marmonna entre ses dents, puis il se rappela la mollesse des pachydermes au moment le plus critique de la bataille, et s’abstint de répliquer.
— Les indigènes ont des lances absolument différentes des nôtres : les pointes ont huit doigts de large, intervint Pandion. Quelle force faut-il donc avoir pour asséner un coup avec ? ?
Kidogo s’était brusquement relevé, l’oreille tendue. Pas un bruit ne parvenait du côté des chasseurs. L’or du ciel vespéral ternissait rapidement.
— Ils sont partis et nous ont oubliés ? s’écria le Noir, dépassant au pas de course le roc qui leur cachait la vue.
Pas âme qui vive dans la savane. Des voix à peine perceptibles mouraient dans le lointain : les chasseurs rentraient, sans se soucier des trois amis.
— Suivons-les vite, le chemin est long ? fit Pandion pressé.
Mais le Noir l’arrêta.
— Il est trop tard, la nuit vient, nous risquons de nous égarer, objecta-t-il. Attendons plutôt que la lune se lève. Elle ne va pas tarder.
Cavi et Pandion acquiescèrent, et l’on décida de se reposer un peu.
LES FILS DU VENT
Les hyènes hurlèrent, les chacals glapirent dans les ténèbres. Kidogo s’énervait, les yeux tournés vers l’Est, où une clarté cendrée, au-dessus des cimes des arbres, annonçait le lever de la lune.
— Je ne sais s’il y a des loups peints par ici, marmottait Kidogo. S’ils s’amènent, malheur ? Ils attaquent en meute et ont raison des buffles même …
Le ciel continuait à blanchir ; enfin, les rocs sombres s’argentèrent, les arbres de la savane se découpèrent en silhouettes. La lune se leva.
Les mains crispées sur leurs lances, l’œil et l’oreille aux aguets, l’Étrusque, le Noir et le Grec partirent vers le Sud, le long de la chaîne rocheuse. Ils avaient hâte de quitter le sinistre lieu du combat, où les cadavres d’éléphants gisaient parmi les arbres et les buissons, où les charognards faisaient ripaille. Les hurlements s’étaient tus. Seuls, les pas des marcheurs troublaient la paix nocturne de la steppe.
Kidogo évitait avec soin les bosquets épais et les broussailles qui se dressaient çà et là en monticules mystérieux. Il choisissait son chemin au milieu des clairières dégagées, — qui faisaient tache blanche entre les fourrés, tels des lacs dans un labyrinthe d’îles noires.
Le rempart de rochers obliquait vers l’Ouest, un bois étiré en ruban acculait les hommes aux falaises. Kidogo tourna à droite et suivit une longue terrasse pierreuse qui descendait en direction du Sud. Soudain il s’arrêta, et, virant sur ses talons, prêta l’oreille. Pandion et Cavi écoutaient de leur mieux, mais ils n’entendaient aucun bruit. Le silence régnait toujours dans la savane.