Kidogo reprit son avance d’un pas indécis et pressa l’allure, sans répondre aux questions chuchotées par ses amis. Quand ils eurent parcouru encore un millier de coudées, le Noir s’arrêta de nouveau. Ses yeux alarmés brillaient au clair de lune.
— Quelqu’un nous dépiste, murmura-t-il en appliquant son oreille contre la terre.
Pandion suivit son exemple, l’Étrusque resta debout, les yeux clignés, tâchant de percer le voile d’argent de la clarté lunaire qui dissimulait l’horizon.
L’oreille collée aux pierres chaudes, Pandion n’entendit que son propre souffle. Le danger caché l’angoissait. Tout à coup, le sol ferme transmit un bruit très léger. C’étaient des sons nets qui se répétaient régulièrement en accélérant : clic, clic ? Dès que Pandion releva la tête, il n’entendit plus rien. Kidogo resta quelque temps encore à appliquer au sol tantôt une oreille, tantôt l’autre, puis il sauta sur ses pieds, comme mû par un ressort :
— Un grand animal nous suit … ça va mal … je ne sais pas qui c’est. Il a les griffes dehors comme un chien ou une hyène : ce n’est donc ni un lion, ni un léopard …
— Un buffle ou un rhinocéros, supposa le Grec.
Le Noir secoua énergiquement la tête :
— Non, c’est un fauve ? trancha-t-il. Sauvons-nous. Ça va mal, pas un seul arbre dans le voisinage, murmurait-il en promenant alentour un regard inquiet.
Un terrain caillouteux et presque uni s’étalait devant eux. Des touffes d’herbe clairsemée et de petits arbustes hérissaient çà et là sa surface déclive.
— Vite, en avant ? commanda Kidogo, et les trois amis coururent avec précaution, en se méfiant des longues épines et des crevasses du sol desséché.
Derrière eux, le bruit des lourdes griffes était devenu distinct. La fréquence de ces chocs réguliers attestait que l’animal avait également pris un trot rapide et les rattrapait. Clic, clic, clic ? Les sons mats se rapprochaient toujours.
Pandion se retourna et vit une haute silhouette oscillante qui les suivait, tel un fantôme gris.
Kidogo regardait en tous sens, s’efforçant de discerner les arbres, d’évaluer les distances et la rapidité de la course de l’animal inconnu. Quand il eut compris que les arbres étaient encore loin et qu’ils n’auraient pas le temps de les atteindre, le Noir s’arrêta.
— L’animal nous rejoint ? Si nous continuons à lui tourner le dos, nous périrons d’une mort honteuse ?.. cria-t-il, bouleversé.
— Battons-nous ? grommela Cavi.
Ils s’alignèrent, face au spectre menaçant qui s’amenait dans le silence nocturne. L’animal était muet comme la nuit elle-même : il n’avait pas exhalé un son durant la poursuite, et cette propriété extraordinaire pour un carnassier de la savane terrifiait particulièrement les hommes.
La silhouette grise et floue noircissait, se précisait. Lorsque trois cents coudées à peine séparèrent l’animal des anciens esclaves, il ralentit sa marche à grands pas, sûr que ses victimes ne pouvaient lui échapper.
Les trois amis n’avaient jamais vu de bête pareille. Ses pattes de devant massives étaient plus hautes que celles de derrière, la partie antérieure du corps s’élevait sensiblement au-dessus de la croupe, le dos était en pente. Le gros cou emmanchait une tête pesante aux fortes mâchoires et au front bombé. Des taches sombres marquaient le pelage ras et clair. De longs crins se dressaient sur l’échine et la nuque. L’animal ressemblait de loin à une hyène tachetée, de dimensions monstrueuses : sa tête se trouvait à cinq coudées du sol. Le large poitrail, les épaules et l’encolure étaient d’un volume formidable, bossués d’une puissante musculature, les énormes griffes courbes résonnaient sinistrement, semant la terreur.
Il avançait par des mouvements bizarres, irréguliers, tortillant sa croupe basse et hochant sa lourde tête. La gueule était si inclinée, que la mâchoire inférieure touchait presque le cou.
— Qui est-ce ? demanda sourdement Pandion qui passait sa langue sur ses lèvres sèches.
— Je ne sais pas, répondit Kidogo désemparé. Je n’en ai jamais entendu parler …
L’animal tourna brusquement ; ses gros yeux fixés sur les voyageurs s’allumèrent. Il décrivit une courbe à droite des hommes immobiles, tourna encore vers eux son museau et s’arrêta. Ses oreilles rondes étaient dressées en biais.
— Il est malin : il s’est placé de façon à ce que la lune nous éclaire en pleine figure, haleta Kidogo.
Pandion avait un frisson nerveux qui l’agitait toujours avant un combat dangereux.
L’animal aspira une bouffée d’air et s’approcha lentement. Son allure, son morne silence, le regard obstiné de ses grands yeux enfoncés sous le front proéminent, avaient quelque chose qui le différenciait des animaux rencontrés jusque-là. Les hommes devinaient que c’était un survivant d’un monde ancien, régi par d’autres lois. Côte à côte, les lances pointées, ils marchèrent sur le monstre. Celui-ci s’arrêta un moment, interdit ; puis il se jeta sur eux avec une sorte de râle. La gueule énorme s’ouvrit, les crocs luirent au clair de lune, tandis que les longs fers des trois lances se plantaient dans la poitrine et le cou du fauve. Les hommes ne purent contenir son élan, car il était doué d’une force extraordinaire. Les lances, butées contre les os massifs, leur échappèrent des mains ; ils allèrent rouler à plusieurs pas. Kidogo et Pandion se relevèrent aussitôt, mais Cavi resta pris sous l’animal. Ses deux amis se précipitèrent à son secours. Le monstre, accroupi sur ses pattes de derrière, brandit soudain celles de devant. Les griffes émoussées frappèrent Pandion à la hanche avec une force telle qu’il tomba et faillit s’évanouir. La bête posa sa terrible patte sur le pied du Grec et lui causa une douleur atroce : les jointures craquèrent, la peau et la chair furent déchirées.
Sans lâcher son arme, Pandion s’arc-bouta des mains contre le sol pour se remettre debout, et entendit craquer la lance de Kidogo. Relevé sur les genoux, il vit le Noir terrassé par l’animal qui approchait de lui sa gueule béante. Les yeux exorbités, Kidogo retenait la mâchoire du monstre pour échapper aux crocs meurtriers. L’ami fidèle de Pandion périssait sous ses yeux. Hors de lui, ne sentant plus sa douleur, le jeune Grec bondit et plongea sa lance dans le cou de la bête. Elle craqua des dents et se tourna vers lui d’un mouvement qui le renversa. Il n’avait pas lâché sa lance et, appuyant la hampe au sol, retint un moment le carnassier, ce qui permit à Kidogo de dégainer son couteau. Ni lui ni le Grec n’avaient vu Cavi se relever derrière l’animal. L’Étrusque visa tranquillement et planta des deux mains sa lance sous l’omoplate du fauve. La longue lame pénétra d’une coudée, un rugissement jaillit de la gueule ouverte, l’animal se jeta d’un soubresaut vers son assaillant. Cavi, la tête rentrée dans les épaules, vacilla, mais tint bon. De son couteau, Kidogo frappa la bête à la gorge avec un cri strident, pendant que la lance de l’Étrusque atteignait le cœur du monstre. La masse pesante se débattit convulsivement, répandant une puanteur infecte. Pandion sortit sa lance pour la replonger dans la nuque de la bête, mais ce dernier coup était inutile. Le cou allongé, le museau aux pieds de l’Étrusque, le fauve raidit ses pattes de derrière. Elles remuaient encore, griffant la terre, les muscles se contractaient sous la peau, mais les poils hérissés de l’échine étaient retombés.
Revenus à eux, les trois amis examinèrent leurs blessures. L’Étrusque avait un lambeau de chair arraché de l’épaule, et le dos égratigné. La jambe de Pandion n’était pas cassée : il avait une plaie profonde sous le genou et les tendons du pied sans doute étirés ou rompus, de sorte qu’il ne pouvait pas marcher. Le coup de patte avait bleui son flanc et provoqué une enflure, sans endommager les côtes. Le plus mal en point était Kidogo, meurtri et affecté de plusieurs grandes blessures.