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Les amis se pansaient mutuellement avec des bandes faites de leurs vêtements déchirés, et se réjouissaient d’avoir vaincu le terrible animal qui gisait là, inerte, dans la vive clarté de la lune. Mais Pandion était désolé que son pied blessé l’empêchait de marcher.

Kidogo le consolait en certifiant qu’ils n’avaient plus rien à craindre : le cadavre les préserverait des autres fauves ; quant aux maîtres d’éléphants, ils ne manqueraient pas de s’apercevoir de leur absence et les retrouveraient à l’aube.

Supportant vaillamment la douleur cuisante de leurs plaies, les amis se couchèrent sur les cailloux, mais ils étaient trop surexcités pour dormir.

L’aurore flamba subitement, chassant l’ombre mystérieuse et hostile de la nuit. Pandion, exténué par la souffrance, ouvrit des yeux las, à une exclamation de Kidogo. Le Noir examinait le cadavre de l’animal et racontait à l’Étrusque qu’il avait vu son image, parmi celles d’autres bêtes, dans un sépulcre du Kemit, près de la ville du Mur Blanc. Cavi répondait par une moue sceptique. Kidogo soutenait, avec force serments, que les Égyptiens avaient sans aucun doute rencontré cet animal aux temps anciens. Le soleil montait. Les hommes, brûlés par la fièvre résultée de leurs blessures, avaient soif. Comme Kidogo et Cavi s’apprêtaient à partir en quête d’eau, ils perçurent des voix. Trois éléphants montés par des guerriers s’avançaient à travers la savane, au-dessous de la pente pierreuse où les affranchis avaient été rejoints par le monstre nocturne. Entendant les cris de Kidogo, les indigènes firent tourner leurs montures et les stimulèrent. Les pachydermes s’approchaient des étrangers, mais soudain ils barrirent sur un ton alarmé et reculèrent, la trompe levée, les oreilles ouvertes. Les guerriers sautèrent des claies et coururent au cadavre du monstre en criant : « Guichou ? Guichou ? »

Le chef de la chasse de la veille adressa aux anciens esclaves un coup d’œil approbateur et leur dit d’une voix rauque :

— Vous êtes de vaillants guerriers, puisque vous avez eu raison, à vous trois, du démon de la nuit, dévoreur des bêtes à peau épaisse.

Les indigènes les renseignèrent sur le guichou, animal très rare et très dangereux. Le jour, il se cachait, on ne savait où, et la nuit il rôdait en silence, attaquant les éléphanteaux, les jeunes des rhinocéros et des autres animaux de grande taille. Il était extrêmement fort et tenace au combat : ses crocs tranchaient d’un coup la patte d’un éléphant et ses membres antérieurs écrasaient la victime, en lui broyant les os.

Cavi demanda par signes aux chasseurs de l’aider à écorcher la bête. Quatre hommes se mirent à l’œuvre de bonne grâce, en dépit de l’odeur abominable qui émanait du monstre.

La peau et la tête coupée du cadavre furent chargées sur un, des éléphants, où l’on hissa également les blessés. Les pachydermes, dociles aux légères tapes qu’on leur administrait avec les couteaux crochus, partirent au trot.

Vers midi, les trois amis étaient au bourg. Les habitants les acclamèrent : les guerriers de l’escorte annonçaient du haut de leurs montures l’exploit accompli par les étrangers.

Kidogo, rayonnant, siégeait auprès de Pandion sur la large plate-forme oscillante, à cinq coudées au-dessus du sol. Il s’était mis à chanter à plusieurs reprises, mais on l’avait interrompu chaque fois, en le prévenant que les éléphants habitués à marcher dans le silence, n’aimaient pas le bruit.

Quatre jours de voyage séparaient déjà les affranchis de la cité des maîtres d’éléphants. Le chef avait tenu parole. Ils étaient autorisés à accompagner dans l’Ouest l’expédition de la tribu. Cavi, Kidogo et Pandion, dont les blessures n’étaient pas guéries, avaient reçu une place sur le dos d’un des six pachydermes ; leurs seize compagnons suivaient à pied. Les bêtes cheminaient moins de la moitié de la journée, le reste du temps elles mangeaient et se reposaient. Les marcheurs ne les rejoignaient qu’à la tombée de la nuit.

Les conducteurs d’éléphants prenaient un chemin tout différent de celui qu’auraient choisi les piétons. Ils contournaient les hautes futaies pour se diriger à travers les clairières et la brousse où les hommes auraient été obligés de se tailler un passage à coups de lames. Les géants gris traçaient leur route tranquillement. De temps à autre, on remplaçait le premier par celui de l’arrière-garde, pour le laisser reprendre des forces. Après eux, il restait une piste que les camarades de Pandion suivaient sans jamais avoir à utiliser leurs couteaux, ravis de cette victoire facile sur les forêts impénétrables. Les trois amis juchés sur l’éléphant se sentaient encore mieux. La plate-forme tanguait légèrement, voguant au-dessus du sol infesté d’insectes et de serpents venimeux, couvert de ronces, de flaques de boue putride, de cailloux pointus, d’herbes coupantes et de profondes crevasses. C’est maintenant seulement que Pandion comprenait combien de précautions exigeait le périlleux voyage à pied dans les dédales des forêts vierges et des savanes. Seule, une vigilance incessante garantissait à l’homme le salut, la conservation de ses forces et de sa combativité. Maintenant, du haut de l’éléphant qui avançait, ferme comme un roc, le jeune Grec se pénétrait avidement des formes, des couleurs et des parfums du sol étranger, avec la richesse splendide de sa faune et de sa flore. La lumière intense du soleil prêtait aux teintes pures un éclat inusité, qui enivrait ce nordique. Mais sitôt que le ciel se voilait de gros nuages ou que le détachement pénétrait dans le crépuscule d’une forêt ombreuse, les couleurs s’éteignaient. Les nuances monotones semblaient alors à Pandion tristes et dures en comparaison de la palette harmonieuse et poétique de son pays natal.

Le groupe franchit une pointe de forêt et se retrouva dans la savane mamelonnée, à la terre rouge, où poussaient des arbres sans feuilles qui sécrétaient une sève laiteuse. Leurs branches vert-bleu s’élevaient lugubrement dans le ciel embrasé ; les cimes aplaties, comme taillées horizontalement, se profilaient à trente coudées du sol. Dans ces fourrés immobiles, on ne rencontrait ni oiseaux ni bêtes : un silence de mort planait sur les collines rouges surchauffées. Les troncs et les branches énormes avaient l’air de chandeliers en métal vert. De grandes fleurs rouges flamboyaient à leurs extrémités, ainsi que des centaines de torches funèbres. Plus loin, le sol écarlate était coupé de ravines profondes, qui découvraient des couches de sable d’une blancheur éblouissante. Les voyageurs s’étaient engagés dans un réseau de défilés, dont les parois de terre rouge s’érigeaient à cent coudées de haut. Les éléphants passaient prudemment dans ce chaos de ravins, de pyramides, de tours et de minces colonnes. Par endroits, de longues crêtes de terre rayonnaient dans des dépressions circulaires comme des coupes.

Quelques-unes croulaient soudain à l’approche du détachement, faisant faire un brusque écart aux éléphants effarés. La couleur du terrain érodé changeait continuellement : derrière un mur rouge, aux tonalités chaudes, il s’en élevait un autre brun pâle, puis venaient des pyramides jaune d’or qui alternaient avec des bandes et des corniches d’un blanc immaculé. Pandion se croyait dans un royaume féerique. Ces vallées profondes, sèches et sans vie, recelaient tout un monde de superbes couleurs minérales[99].

Ensuite ce furent de nouveau des chaînes de collines boisées, de vertes murailles qui enfermaient les voyageurs et donnaient à la claie, sur le dos de l’éléphant, l’aspect d’un îlot voguant sur une mer de feuilles et de branches.

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99

Puissants sédiments de latérite de l’Afrique Occidentale.