Pandion remarquait la prudence des conducteurs. Aux haltes, ils inspectaient minutieusement la peau de leurs bêtes. Le jeune homme en demanda la raison à son cornac. Le Noir posa la main sur un récipient fait d’un fruit du pays, qu’il portait accroché à sa ceinture.
— Il est mauvais que l’éléphant se déchire la peau ou se blesse, dit-il. Son sang pourrit alors et il meurt. Il faut enduire aussitôt la plaie avec un baume que nous avons toujours à portée de la main.
Le Grec trouvait étrange que ces géants robustes et vivant de nombreuses années fussent aussi délicats. Il comprenait maintenant la circonspection de ces bêtes intelligentes.
Elles nécessitaient de multiples soins. L’endroit du bivouac était choisi après un examen méticuleux et de longs débats ; des sentinelles veillaient toute la nuit auprès des animaux attachés. Des patrouilleurs partaient en reconnaissance, pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’éléphants sauvages à proximité. Les bêtes que l’on rencontrait étaient mises en fuite par des clameurs.
Aux haltes, les affranchis conversaient avec leurs compagnons indigènes. Les austères maîtres d’éléphants satisfaisaient la curiosité des étrangers.
Un jour, Pandion demanda à un homme trapu, d’âge mûr, qui dirigeait l’expédition, pourquoi ils s’en allaient volontiers à la chasse à l’éléphant, malgré le terrible danger.
Les rides profondes qui entouraient la bouche du chef, s’accentuèrent encore. Il répondit à regret :
— Tu parles en lâche, bien que tu n’en aies pas l’air. Les éléphants font la force de notre peuple. L’aisance et la prospérité qu’ils nous assurent, nous les payons de notre vie. Si nous avions peur, nous ne serions pas dans de meilleures conditions que les mangeurs de lézards et de racines. Ceux qui craignent la mort, vivent dans la disette et dans la haine. Si tu es conscient de mourir pour faire vivre les tiens, tu braveras n’importe quel péril ? Mon fils courageux est mort dans la fleur de l’âge, à la chasse à l’éléphant … Le chef cligna sombrement ses yeux fixés sur Pandion. Seriez-vous d’un autre avis, vous, les étrangers ? Alors, pourquoi avoir traversé tant de terres en combattant hommes et animaux, au lieu de rester dans l’esclavage ?
Pandion honteux, se le tint pour dit. Tout à coup, Kidogo, assis près du feu, se leva et clopina vers un bosquet situé à deux cents coudées du bivouac. Le soleil couchant dorait les grandes feuilles, ovales, les branches minces palpitaient faiblement. Le Noir examina d’un œil attentif l’écorce raboteuse des fûts grêles, poussa un cri joyeux et sortit son couteau. Il revint peu après avec deux grandes gerbes d’écorce d’un gris rougeâtre et en présenta une au dirigeant de l’expédition.
— Remets ceci au grand chef, comme présent d’adieu de Kidogo, dit-il. Ce remède vaut bien l’herbe magique de la savane bleue. En cas de maladie, de fatigue ou de chagrin il n’a qu’à triturer l’écorce et la boire, en tisane, mais rien qu’un peu. Si on en abuse, c’est du poison. Le médicament rend la force aux vieillards, égaye ceux qui sont peinés, réconforte les affaiblis. Prends note de cet arbre, [100] tu m’en seras reconnaissant ?
L’indigène, enchanté, accepta le cadeau et donna aussitôt l’ordre d’arracher encore de cette écorce. Kidogo serra l’autre gerbe dans la peau de guichou, que Cavi avait emportée.
Le lendemain, les éléphants gravirent un terrain rocheux où des broussailles denses, penchées par les vents, s’inclinaient jusqu’à terre, formant des bosses vertes, disséminées parmi l’herbe grise flétrie.
Comme le vent debout apportait une agréable fraîcheur, Pandion sursauta : ce souffle contenait quelque chose de familier et de très cher, qui se perdait parmi les senteurs de la forêt surchauffée, visible en contrebas. Les talus dénudés, en pente douce, s’étalaient à perte de vue, leur surface bleuâtre striée par les bandes sombres des bois. De hautes montagnes s’ébauchaient à l’horizon.
— Voilà Tengréla, mon pays ? hurla Kidogo, éperdu, et tout le monde se tourna de son côté.
Il gesticulait et sanglotait, le visage crispé, ses puissantes épaules secouées d’émotion. Pandion concevait sa félicité, mais une vague jalousie le mordit au cœur : Kidogo revoyait le sol natal, tandis que lui avait tant d’obstacles encore à surmonter avant de pouvoir dire, comme son ami : « Voilà mon pays ? » Malade, épuisé, le Grec était sujet à de fréquentes défaillances.
Il se détourna, la tête basse, incapable pour le moment de partager la joie du Noir.
Les éléphants descendaient une pente de roche noire volcanique, lave solidifiée où pas un arbre ne croissait. Une terrasse plane coupa le chemin, parsemée de petits lacs. Les taches d’eau pure, bleue et profonde, contrastaient avec les rives sombres. Pandion tressaillit. Il s’était rappelé les yeux bleus de Thessa et son abondante chevelure d’ébène. Ces lacs d’azur semblaient le regarder avec un reproche muet, tout comme l’eût fait Thessa, en l’apercevant ici. Le jeune homme se transporta en pensée dans l’Œniadée, une impatience aussi confuse que violente lui dilata la poitrine ; il se rapprocha de son ami et le serra dans ses bras. La main brune et noueuse de Cavi se posa sur la main noire de Kidogo, et les trois amis unirent leurs doigts dans une étreinte ferme et joyeuse.
Cependant, les éléphants descendaient entre les bords d’une large vallée qu’une autre, toute pareille, rejoignait un peu plus loin à droite. Le confluent des deux ruisseaux formait une rivière impétueuse qui grossissait au fur et à mesure. Les animaux longèrent quelque temps la rive gauche, au pied de falaises érodées. Les rochers finirent par s’écarter, l’eau limpide du torrent se précipita avec refrain d’allégresse dans l’ombre de grands arbres, dressés comme des arcs monumentaux de part et d’autre de son lit qui atteignait quinze coudées de large. Les éléphants s’arrêtèrent avant d’être parvenus au bois.
— C’est ici que nos chemins divergent, dit le chef.
Les trois amis descendirent à terre, en prenant congé de leurs hôtes. Le groupe des indigènes franchit le cours d’eau. Les anciens esclaves suivirent longuement des yeux les géants gris qui escaladaient un plateau au nord de la rivière. Un soupir de regret involontaire leur échappa, lorsque les puissantes bêtes eurent disparu dans le lointain. Les trois amis allumèrent un feu pour guider leurs compagnons qui devaient les rejoindre.
— Allons chercher des joncs et des arbres pour faire des radeaux, proposa Kidogo à Cavi. Nous couvrirons rapidement le reste du parcours en naviguant. Toi, l’éclopé, attends-nous devant le feu et ménage ta jambe ? dit-il au jeune Grec avec une tendre rudesse.
Pandion et Cavi avaient laissé Kidogo au bord du fleuve parmi ses compatriotes.
L’odeur proche de la mer enivrait les deux amis, qui avaient grandi sur le littoral. Ils démarrèrent sur leur radeau et prirent le bras gauche du delta. Le radeau s’arrêta bientôt : le bras du fleuve était ensablé. Les deux amis montèrent sur la berge en s’empêtrant dans l’herbe haute. Ils franchirent une chaîne de collines, gravirent, le souffle coupé d’émotion, un dernier repli de terrain et s’arrêtèrent net, incapables de parler ni de respirer.
L’immensité de l’océan les enivrait, le doux murmure des vagues les secouait comme le roulement du tonnerre. Cavi et Pandion se tenaient dans l’herbe épineuse qui leur atteignait la poitrine. De grands palmiers balançaient au-dessus d’eux leurs cimes pennées. Le pied vert des collines, en bordure de la plage inondée de soleil, paraissait presque noir. Le sable d’or se frangeait d’une bande mouvante d’écume d’argent, au-delà de laquelle couraient les vagues vertes et limpides. Encore plus loin, une ligne droite marquait la limite des récifs côtiers. Elle semblait d’une blancheur éblouissante sur le bleu sombre du large. Des nuages rares et vaporeux voguaient lentement dans le ciel. Cinq palmiers se penchaient vers le sable du rivage. Leurs longues feuilles s’étalaient et se repliaient sous les rafales, ainsi que des ailes d’oiseaux ébouriffés, au plumage brun foncé et jaune d’or. Ces feuilles, qu’on aurait dites coulées en bronze, cachaient en partie la nappe scintillante de l’océan. Leurs bords tranchants flamboyaient, si puissant était le soleil qui les pénétrait. La brise apportait l’odeur du sel marin. Elle caressait de son souffle tiède le visage et la poitrine nue de Pandion, comme pour lui souhaiter la bienvenue après une longue séparation.
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