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L’Étrusque et le Grec s’assirent lentement sur le sable, frais et uni comme le sol de la maison paternelle.

Après s’être reposés, ils se jetèrent dans l’onde radieuse qui les accueillit par de légères poussées. Ils savouraient l’odeur saline des éclaboussures, en coupant de leurs mains les crêtes étincelantes, jusqu’à ce que l’eau de mer irritât leurs blessures à peine cicatrisées.

Alors ils revinrent sur la plage, se repaissant de la vue des lointains. L’océan s’étalait devant eux, vaste plaine liquide qui rejoignait là-bas, tout là-bas, les eaux de la mer du pays natal ; des vagues pareilles léchaient à ce moment les blanches falaises de l’Hellade et les escarpements jaunes de la patrie de Cavi.

Le jeune Grec sentit ses yeux se remplir de larmes de joie ; il ne songeait plus à l’énorme distance qui s’interposait toujours entre lui et sa patrie. La mer était là, au-delà de laquelle l’attendaient Thessa et toutes les choses chères, abandonnées, éloignées par des années de rudes épreuves, d’incalculables étapes d’un pénible chemin.

Pandion et Cavi se tenaient face à la mer, sur une étroite bande de rivage. Derrière eux, des montagnes puissantes s’élevaient, couvertes de redoutables forêts, pays étranger qui les avait gardés prisonniers dans les déserts brûlants et les savanes, sur les plateaux secs et parmi les fourrés obscurs et humides. Ce pays leur avait ravi des années de vie, qu’ils auraient pu consacrer à leurs proches. La libération avait exigé des années de lutte héroïque, des efforts inouïs, qui, voués à leur patrie, leur auraient acquis gloire et honneur.

L’Étrusque posa ses lourdes mains sur les épaules du Grec.

— Notre sort est désormais entre nos mains ? s’écria-t-il, une flamme ardente dans ses yeux ordinairement sombres et moroses. Se peut-il qu’à nous deux, nous ne puissions atteindre la Grande Verte après nous être frayé un passage jusqu’au Grand Arc ? Mais si, nous y retournerons, nous aiderons nos camarades libyens, inexperts dans l’art de naviguer …

Pandion acquiesça de la tête. La mer lui insufflait une assurance inébranlable.

La voix de Kidogo survola la grève. Le Noir, anxieux, escorté d’une foule en émoi de congénères et de compagnons de voyage, recherchait ses amis disparus. Pandion et Cavi furent ramenés au bord du fleuve et passèrent sur l’autre rive où on leur avait préparé des bœufs pour le transport des blessés, des armes et des bagages.

Leur pérégrination touchait à sa fin. Kidogo avait tenu sa promesse faite sous les arbres de la vallée du Nil, devant les camarades qui agonisaient après l’horrible bataille avec le rhinocéros. Les dix-neuf hommes avaient trouvé un bon accueil et le repos dans le vaste bourg situé à proximité de la mer, sur un grand fleuve voisin de celui qu’ils avaient suivi après avoir quitté les maîtres d’éléphants.

Mais ce qui réjouissait le plus Pandion et Cavi, c’était la nouvelle que l’année passée, après vingt ans d’absence, les fils du vent avaient accosté dans ces parages. Dans la tribu de Kidogo, on appelait ainsi des marins nordiques qui visitaient depuis des temps immémoriaux les rivages de la Corne du Sud, en quête d’or, d’ivoire, de plantes médicinales et de peaux de bêtes. Au dire des indigènes, ils ressemblaient à l’Étrusque et au Grec, quoique plus bruns et plus frisés. L’année dernière, il était venu quatre vaisseaux noirs qui avaient refait la route des ancêtres. Les fils du vent avaient promis de revenir sitôt que serait terminée la saison des tempêtes dans la mer des Brumes. Selon les calculs des gens avisés, ils seraient là dans trois mois à peu près. La construction d’un navire aurait pris davantage de temps, sans compter que l’on ignorait totalement l’itinéraire. Pandion et Cavi craignaient que les marins ne refusent de les embarquer avec dix camarades, mais Kidogo les rassurait avec des clignements d’yeux et des sourires énigmatiques.

Il n’y avait plus qu’à attendre, tourmentés par l’incertitude. Les fils du vent risquaient de ne pas reparaître durant vingt autres années. L’Étrusque et le Grec se consolaient à l’idée que si les vaisseaux n’arrivaient pas au moment prévu, ils en construiraient un eux-mêmes.

On célébrait le retour de Kidogo au pays par des fêtes bruyantes. Pandion était las de festoyer. Il en avait assez d’entendre louer sa vaillance, de répéter les descriptions de l’Hellade et le récit de ses aventures. Par un fait bien naturel, Kidogo, toujours entouré de parents et de congénères et séduit par l’admiration des femmes, s’était quelque peu éloigné de Pandion et de Cavi. Ils se voyaient moins souvent. Kidogo suivait désormais sa propre voie. Les camarades du Noir qui appartenaient à des tribus proches de la sienne, s’étaient rapidement dispersés dans la contrée. Il ne restait plus que l’Étrusque, le Grec et dix Libyens qui fondaient leurs espoirs sur Pandion et Cavi pour retourner chez eux.

Les douze étrangers habitaient au début une case spacieuse en argile verdâtre, séchée au soleil. Mais Kidogo fit installer Cavi et Pandion dans une jolie hutte en dôme, proche de sa maison. Après des années de voyage, Pandion pouvait de nouveau reposer sur un lit à part. Les compatriotes de Kidogo n’avaient pas coutume de dormir par terre, sur des peaux ou des brassées d’herbe. Ils fabriquaient des châssis de bois munis de pieds, avec un sommier en tiges tressées, doux au corps et particulièrement agréable à la jambe malade du jeune Grec.

Il avait maintenant beaucoup de temps libre qu’il employait à des promenades au bord de la mer, où il s’attardait longuement, seul ou en compagnie de Cavi, à écouter le chant des flots. Pandion éprouvait une vague inquiétude. Sa santé robuste avait cédé aux infortunes de la traversée dans un climat trop chaud.

Il avait beaucoup changé et s’en rendait compte. Jadis fort de sa jeunesse et de son amour, il avait pu quitter sa bien-aimée, son foyer, le sol natal, pour s’initier à l’art ancien, voir des pays, étudier la vie.

Maintenant il connaissait l’amère nostalgie, il avait goûté à la captivité, au désespoir accablant, au pénible labeur de l’esclave. Et il se demandait avec angoisse si le pouvoir créateur ne l’avait pas abandonné, s’il était encore capable de devenir un artiste. En même temps, il sentait que tout ce qu’il avait vu et subi, l’avait enrichi d’une grande expérience, d’une quantité d’impressions inoubliables. L’austère vérité de la vie avait rempli son âme de tristesse, mais il savait désormais la valeur de l’amitié, de la camaraderie, de l’aide fraternelle, de l’union avec les gens d’autres tribus. Que les différents peuples disséminés dans l’immensité de la terre constituaient au fond une seule grande famille, séparée seulement par l’espace, la diversité des langues et des croyances, était à présent pour lui un fait aussi évident que la succession des jours et des nuits. Les meilleurs éléments de cette multitude se ressemblaient et leurs aspirations lui étaient compréhensibles.