— Père, fit le jeune homme, et, dominant son émotion, il effleura la barbe de son maître d’un geste suppliant[16]. Tu sais tant de choses. Ne pourrais-tu pas t’assimiler l’art des anciens et nous l’enseigner, nous conduire là où se sont conservées ces œuvres splendides ? N’as-tu donc jamais vu ces palais célébrés dans les légendes ? Que de fois j’en ai rêvé en écoutant mon aïeul ?
Agénor baissa les yeux. Son visage calme et avenant s’était assombri.
— Je ne puis te l’expliquer, répondit-il après une courte méditation, mais bientôt tu sentiras toi-même l’impossibilité de régénérer ce qui est mort. Cet art est étranger à notre monde, à notre âme … il est beau, mais condamné … il ensorcelle, mais ne vit plus.
— Je vois, père ? s’écria passionnément Pandion. Nous ne serons jamais que les esclaves de la froide sagesse, si parfaites que soient nos imitations. Mais il nous faut égaler les artistes anciens ou les surpasser, et alors … oh, alors ?.. Le jeune homme se tut, à court de paroles.
Agénor regarda son élève avec des yeux brillants ; sa petite main dure pressa le coude du jeune homme, en signe d’approbation.
— Tu as si bien dit ce que je ne pouvais exprimer ? En effet, prenons l’art ancien pour mesure, comme contrôle, et suivons notre propre voie. Et pour en réduire la longueur, apprenons à l’école de la sagesse antique. Tu es avisé, Pandion …
Subitement, le jeune homme s’affaissa sur le sol d’argile et entoura de ses bras les jambes du sculpteur.
— Père et maître, permets que j’aille visiter les villes anciennes … C’est plus fort que moi, j’en atteste les dieux … il faut que je voie tout cela. Je me sens la force d’accomplir de grandes choses … Il me tarde de connaître la patrie des merveilles que l’on rencontre parfois chez nous et qui font l’objet de notre admiration. Peut-être que je … Il se tut, le visage pourpre, mais son regard loyal cherchait toujours celui d’Agénor.
Ce dernier détournait les yeux et fronçait les sourcils en silence.
— Relève-toi, Pandion, dit-il enfin. Je m’y attendais depuis longtemps. Tu n’es plus un enfant et je ne puis te retenir, alors même que je le voudrais. Libre à toi d’aller où bon te semble, mais je te préviens comme mon fils, mon élève … bien plus, comme mon égal et mon ami … Je te préviens que ton désir est funeste. Il t’expose à de terribles calamités.
— Je ne crains rien, père ? Pandion redressa la tête, les narines dilatées.
— Je me trompais : tu es encore un enfant, répliqua tranquillement Agénor. Si tu m’aimes, écoute-moi, le cœur sur la main.
Et il lui raconte que dans les villes orientales où les vieilles coutumes ont survécu, il reste beaucoup d’œuvres d’art ancien. Les femmes y portent, comme il y a mille ans, de longues jupes raides et bariolées, et se couvrent le dos et les épaules en laissant leurs seins nus. Les hommes ont de courtes tuniques sans manches, des cheveux longs et de petits glaives massifs en bronze.
La ville de Tirynthe est ceinte de murailles cyclopéennes de cinquante coudées de haut, en gros blocs taillés, ornés de rosaces d’or et de bronze qui scintillent au soleil, tels des feux éparpillés sur la paroi.
Mycènes semble encore plus majestueuse. Bâtie au sommet d’une haute colline, elle a des portes en pierres énormes, fermées de grilles en cuivre. Ses grands édifices se voient de loin, quand on traverse la plaine environnante.
Si fraîches que soient les couleurs des fresques dans les palais de Mycènes, de Tirynthe et d’Orchumène, si unies les routes dallées de pierre blanche où passent encore parfois les chars des riches propriétaires, l’herbe de l’oubli envahit peu à peu ces routes, les cours des maisons vides et jusqu’aux puissantes murailles.
Ils sont révolus, les temps de l’opulence et des voyages lointains dans l’Aiguptos[17] fabuleux. À présent, les alentours des cités sont peuplés de phratries aux troupes nombreuses. Leurs chefs ont accaparé de vastes territoires, englobé les villes dans leurs téménos[18], assujetti tes tribus faibles et se sont déclarés maîtres du pays et de ses habitants.
Jusqu’ici, l’Œniadée, elle, n’a pas plus de chefs puissants que de cités et de temples somptueux. En revanche, les pays voisins comptent davantage d’esclaves, hommes et femmes misérables, privés de liberté. Et ce ne sont pas seulement des captifs amenés de l’étranger, mais aussi des autochtones d’origine pauvre.
Inutile de parler des voyageurs : s’ils n’appartiennent pas à une phratrie ou tribu influente que les grands chefs eux-mêmes craignent d’offenser, et s’ils ne sont pas escortés d’une troupe nombreuse, le destin ne leur réserve que la mort ou l’esclavage.
Le sculpteur avait saisi les deux mains du jeune homme :
— Souviens-toi, Pandion, que nous vivons à une époque rude et périlleuse ? Tribus et phratries sont à couteaux tirés, aucune loi commune ne les régit, la peur de l’esclavage hante sans cesse le pèlerin. Ce beau pays n’est pas à visiter. Rappelle-toi qu’en nous quittant tu seras là-bas un homme sans feu ni lieu, que chacun pourra humilier ou même tuer, sans craindre l’amende ni la vengeance[19]. Tu es pauvre et solitaire, je ne puis rien pour toi, te voilà donc dans l’impossibilité d’avoir la moindre escorte. Or, seul, tu périras bientôt, à moins que les dieux ne te rendent invisible. Tu vois, Pandion, si simple qu’il paraisse de franchir le golfe d’un millier de stades qui sépare notre camp d’Achéloos de Corinthe, située à une demi-journée de voyage de Mycènes, à une journée de Tirynthe et à trois jours d’Orchomène, cela équivaudrait pour toi à t’aventurer au-delà de l’Œcumène ? Agénor s’était levé et marchait vers la porte, entraînant à sa suite le jeune homme. Nous t’aimons comme notre enfant, ma femme et moi, mais ce n’est pas de nous qu’il s’agit … Imagine la douleur de ma Thessa, si tu es voué à la triste existence d’un esclave à l’étranger ?
Pandion se taisait, le visage cramoisi.
Agénor sentait qu’il ne l’avait pas convaincu, tandis que le jeune homme hésitait, partagé entre deux grands désirs : celui de rester au pays et celui de partir au loin, malgré l’inéluctable péril.
Quant à Thessa qui ne savait quelle était la meilleure solution, elle s’opposait à son voyage, puis, sous l’empire d’une fierté généreuse, l’exhortait à partir …
Plusieurs mois s’écoulèrent, et lorsque les vents printaniers apportèrent à travers le golfe[20] le faible parfum des collines et des monts fleuris du Péloponnèse, Pandion prit une résolution définitive.
Il allait affronter seul un monde inconnu et lointain. Le semestre qu’il comptait passer à l’étranger, lui semblait une éternité. Par moments, il avait l’angoissante sensation de quitter à jamais sa patrie … Sur le conseil d’Agénor et d’autres sages, Pandion se rendait en Crète, habitat des descendants des Pélasges et foyer d’une civilisation antique. Bien que cette vaste île se trouvât en pleine mer, beaucoup plus loin que les villes anciennes de Béotie et d’Argolide[21], le voyage paraissait moins dangereux pour un homme seul.
L’île, située au carrefour des voies maritimes, était habitée maintenant par diverses peuplades. Sur ses côtes on rencontrait constamment des étrangers, marchands, marins, débardeurs. La population polyglotte de Crète se livrait au commerce, vivait en meilleure entente que celle de l’Hellade et se montrait plus hospitalière. À l’intérieur du pays seulement, derrière les cols de montagne, demeuraient encore les rejetons des tribus anciennes, hostiles aux nouveaux venus.
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L’assassin encourait la vengeance des parents de la victime, à moins qu’il ne réussît à se racheter en payant une amende.