Pandion devait gagner par le golfe de Calydon un cap aigu, situé en face de la basse Achaïe, et s’y embaucher comme rameur à bord d’un vaisseau partant en Crète avec une cargaison de laine, après la morte saison : pendant les tempêtes hivernales, les frêles esquifs évitaient les voyages au long cours.
Le jour de pleine lune, la jeunesse du village se rassemblait pour danser dans la grande clairière du bois sacré.
Pandion restait accablé dans la courette d’Agénor. Demain, s’accomplirait l’inévitable : il arracherait de son cœur tout ce qu’il aimait pour subir les vicissitudes du sort. La tristesse de la séparation, le regret d’avoir abandonné sa bien-aimée, l’avenir incertain — tel était le calice empoisonné de son voyage, de ses investigations solitaires.
Dans la maison, muette et sombre, on entendait le frou-frou des vêtements de Thessa, puis elle parut dans l’encadrement noir de la porte, arrangeant les plis du voile jeté sur ses épaules. La jeune fille interpella doucement Pandion qui bondit aussitôt et s’élança au-devant d’elle. Les cheveux noirs de Thessa étaient roulés sur la nuque en un lourd chignon, sous lequel se rejoignaient trois rubans disposés sur la tête en bandeaux.
— Tu es coiffée aujourd’hui à la mode attique ? s’écria Pandion. C’est beau ?
Elle sourit et demanda tristement :
— Ne viendras-tu pas danser une dernière fois ?
— Tu veux y aller ?
— Moi, je danserai pour Aphrodite, dit-elle d’un ton ferme. Et aussi le pas du héron.
— Le pas du héron, une danse attique ? Voilà donc pourquoi tu t’es coiffée de la sorte. Je crois qu’on ne l’a jamais vu danser par ici.
— Mais aujourd’hui tout le monde le dansera, en ton honneur, Pandion ?
— Pourquoi ?
— Tu as donc oublié que dans l’Attique on exécute le pas du héron — la voix de Thessa trembla — en souvenir du retour triomphant de Thésée après son expédition en Crète … Viens, chéri ? Elle lui tendit ses deux mains, et les jeunes gens étroitement enlacés s’engagèrent sous les arbres, à l’orée du village.
La mer bruissait, déployant l’immensité fascinante de son horizon. Sous les rayons du soleil levant, la nappe d’eau se bombait, tel un pont gigantesque. C’était bien un pont, d’ailleurs, qui donnait accès aux pays lointains et reliait entre eux les peuples.
Les vagues indolentes, colorées en rose par l’aurore, apportaient du large, peut-être même du fabuleux Aiguptos, des flocons d’écume dorée. Et les rayons de soleil qui dansaient morcelés et oscillants sur Tonde mouvante, saturaient l’air d’un scintillement pâle.
Le sentier d’où l’on apercevait le village et la famille d’Agénor qui envoyait ses derniers saluts, avait disparu derrière une butte.
La grève était déserte. Pandion se trouvait seul avec Thessa, devant la mer et le ciel. Sur la plage, non loin d’eux, gisait la petite barque qu’il allait prendre pour contourner le cap à l’embouchure de l’Achéloos et traverser le golfe de Calydon.
Les deux jeunes gens marchaient en silence. Leurs pas étaient lents et mal assurés : Thessa regardait fixement Pandion qui ne pouvait détacher les yeux de sa bien-aimée.
Ils parvinrent à la barque beaucoup plus vite qu’ils ne l’auraient souhaité. Pandion se redressa, dilatant d’un grand soupir sa poitrine oppressée. L’instant était venu, dont la perspective l’avait tourmenté nuit et jour. Il avait tant de choses à dire à Thessa, mais les paroles lui faisaient défaut.
Il était là, confus, la tête traversée de bribes de pensées incohérentes.
Subitement, Thessa se jeta à son cou et murmura en hâte, d’une voix entrecoupée, comme si elle craignait d’être entendue par une oreille indiscrète :
— Jure-moi, Pandion, jure par Hypérion … par la sinistre Hécate … non, plutôt par notre amour, que tu n’iras pas au-delà de Crète, dans l’Aiguptos lointain … où on te réduira en esclavage et on te fera disparaître de ma vie … Jure-moi de revenir bientôt … Un sanglot étouffé interrompit son chuchotement.
Pandion la pressa sur son cœur et fit le serment demandé, tandis que son esprit lui peignait l’étendue de la mer, les falaises, les bois et les ruines des cités inconnues, tout ce qui le séparerait de Thessa pour six longs mois, durant lesquels ils ne sauraient rien l’un de l’autre.
Il ferma les yeux, sentant battre contre lui le cœur de Thessa.
Les minutes fuyaient, l’instant fatal approchait, l’attente devenait intolérable.
— En route, Pandion, vite … Adieu … chuchota la jeune fille.
Il tressaillit, lâcha Thessa et courut à la barque.
Docile à ses bras vigoureux, le bateau glissa sur le sable, dans un crissement. Pandion entra jusqu’aux genoux dans l’eau froide, clapotante, et se retourna. Le bord de la barque ballottée lui heurtait légèrement la jambe.
Thessa, immobile comme une statue, fixait le cap qui allait tout à l’heure lui cacher l’embarcation.
Quelque chose se brisa dans l’âme du jeune homme. Il décolla la barque du fond sablonneux, sauta dedans et prit les avirons. Thessa tourna brusquement la tête, une rafale d’Ouest agita ses cheveux dénoués en signe de tristesse.
La barque s’éloignait rapidement, poussée à coups d’avirons énergiques, mais le voyageur regardait toujours la jeune fille immobile, dont le visage restait fièrement levé, juste au-dessus de son épaule nue.
Le vent avait caché le visage de Thessa derrière ses cheveux noirs, mais elle n’essayait pas de les remettre en place. A travers les mèches, Pandion voyait l’éclat de ses yeux, les narines frémissantes de son petit nez droit et le carmin de ses lèvres entrouvertes. Cependant les cheveux, tiraillés par la brise, enveloppaient le cou d’un flot abondant. Leurs extrémités s’enroulaient en boucles innombrables sur la joue, la tempe et la poitrine arrondie. Elle demeura sans mouvement, jusqu’à ce que la barque eût gagné le large et pris la direction du Sud-Est.
Il semblait à Thessa que c’était le cap, noir et sinistre à contre-jour, qui s’avançait dans la mer, se rapprochant peu à peu de l’embarcation. Le voici qui effleurait la petite tache sombre dans l’eau étincelante et l’engloutissait …
Éperdue, elle s’affala sur le sable humide et compact.
La barque de Pandion se perdait dans la multitude des vagues. Le cap d’Achéloos avait disparu depuis longtemps, mais le voyageur continuait à ramer de toutes ses forces, comme s’il craignait que la nostalgie ne lui fit rebrousser chemin. Il ne songeait à rien, tâchant de s’étourdir de fatigue sous le soleil torride …
Quand le soleil eut passé à l’arrière du bateau, les vagues lentes prirent une couleur de miel sombre. Pandion jeta les avirons, prit son élan avec prudence, pour ne pas faire chavirer la barque étroite, et plongea dans la mer. Rafraîchi, il nagea en poussant la barque, puis remonta et se dressa de toute sa hauteur.
Devant lui, apparaissait un cap aigu, et à sa gauche, se découpait en noir la silhouette d’une île oblongue, qui limitait au Sud la rade de Calydon, terme de sa traversée. Pandion se remit à ramer, l’île grandit lentement, s’élevant de la mer. Son sommet se découpa en cimes d’arbres effilées. Bientôt, une rangée de cyprès élégants, pareils à des pointes de javelots immenses, s’offrit aux regards du jeune homme. Abrités des vents par un promontoire crochu, ils s’élançaient vers l’azur du ciel. Le voyageur louvoya entre les rochers frangés d’algues rousses et visqueuses. Le fond de sable uni se voyait distinctement à travers la transparence de l’onde verte, nuancée d’or. Pandion accosta, découvrit non loin d’un vieil autel moussu un tapis d’herbe tendre et but les restes de sa provision d’eau. Il n’avait pas faim. La distance jusqu’au port situé de l’autre côté de l’île ne dépassait pas une vingtaine de stades.