Désireux de se présenter frais et dispos à l’armateur, le jeune homme s’allongea sous la dentelle des branches.
La fête de la veille surgit en scènes précises devant ses yeux fermés …
Lui et les autres jeunes gens étaient couchés sur le gazon, attendant que les jeunes filles terminent leur danse en l’honneur d’Aphrodite. Les danseuses en jupes de tissu léger, maintenues à la taille par des rubans multicolores, évoluaient par couples, dos à dos. Leurs mains entrelacées, elles regardaient par-dessus l’épaule, comme si chacune admirait la beauté de sa compagne.
Les plis des jupes blanches ondulaient au clair de lune, tels des flots d’argent ; les corps bruns ployaient comme des roseaux, au rythme des accents tendres et langoureux, tristes et gais de la flûte.
Puis les jeunes gens se mêlèrent à elles pour le pas du héron, se haussant sur la pointe des pieds et ouvrant les bras ainsi que des ailes d’oiseaux. Pandion était auprès de Thessa, qui ne détachait pas de lui ses yeux alarmés.
Toute la jeunesse du village accordait à Pandion ce soir-là une attention particulière. Seul le visage d’Eurymaque, amoureux de Thessa, rayonnait, attestant la joie que lui procurait le prochain départ de son rival. Pandion s’apercevait que les autres ne plaisantaient plus avec lui, s’abstenaient de lancer des boutades à son adresse, comme si quelque chose les séparait déjà. L’attitude de ces amis révélait à la fois l’envie et la pitié qu’inspire un homme menacé d’un grand danger et différent du commun des mortels.
La lune se couchait lentement derrière les arbres. Une large nappe d’ombre noire s’étendait sur la pelouse.
Après la danse, Thessa et ses compagnes entonnèrent la chanson préférée de Pandion, sur l’hirondelle et le printemps. Enfin l’on s’engagea deux par deux sur le chemin du village. Pandion et Thessa fermaient la marche, ralentissant le pas à dessein. À peine avaient-ils gravi la crête de la colline, que Thessa tressaillit et s’arrêta, blottie contre Pandion.
Les parois à pic des falaises calcaires, qui dominaient les vignobles, reflétaient la clarté de la lune comme un gigantesque miroir. Le village, la plaine côtière et la mer sombre paraissaient voilés d’un rideau de lumière argentée, pleine de charme fatidique et de muette désolation.
— J’ai peur, Pandion, chuchota la jeune fille. Grand est le pouvoir d’Hécate, déesse du clair de lune, et toi, tu t’en vas dans son royaume …
L’émotion de Thessa s’était communiquée à Pandion.
— Voyons, Thessa, c’est en Carie[22] et non en Crète que règne Hécate, ce n’est pas là que je me rends ? s’écria-t-il en entraînant sa compagne à la maison …
Pandion sortit de sa rêverie. Il fallait manger un morceau et poursuivre son chemin. Ayant fait un sacrifice au dieu de la mer, il revint sur le rivage et mesura son ombre[23] en mettant bout à bout la plante des pieds sur sa longueur repérée. Dix-neuf pieds — pas de temps à perdre, car il devait s’embaucher à bord du vaisseau avant la nuit.
Pandion doubla le cap dans sa barque, aperçut la colonne de pierre blanche qui indiquait l’entrée du port, et souqua sur les rames.
LE PAYS DE L’ÉCUME
Le vent gémissait dans les broussailles, en soulevant le gros sable. Une chaîne de montagnes s’en allait vers l’Est, telle une route aménagée par des géants fantastiques. Sa courbe encadrait la verdure d’une large vallée, ses flancs s’abaissaient en pente douce vers la mer. Les talus, émaillés de fleurs jaunes, semblaient de loin un énorme bloc d’or encadrant l’eau bleue étincelante.
Pandion pressa le pas. Il était plus que jamais en proie au mal du pays. On lui avait déconseillé de s’aventurer aussi loin, dans cette région de Crète environnée de montagnes, où les descendants des Pélasges étaient inhospitaliers.
Il se dépêchait. En cinq mois, il avait visité différents points de la vaste île qui s’allongeait au milieu de la mer en une longue bande montueuse. Le jeune sculpteur avait vu des choses splendides et bizarres, laissées par le peuple ancien dans les temples abandonnés et les villes presque désertes.
Pandion avait passé de nombreux jours à Cnossos, dans les ruines de l’immense Palais de la Hache, dont les origines remontaient aux temps immémoriaux. En parcourant les innombrables escaliers de l’édifice, le jeune homme avait aperçu de grandes salles aux colonnes rouges, effilées vers le bas, d’admirables corniches décorées de rectangles noirs et blancs ou de volutes noires et bleues qui rappelaient une succession de vagues alertes.
Des fresques magnifiques s’étaient conservées sur les murs. Pandion avait le souffle coupé à la vue de ces images de taurocathapsie, de processions de femmes porteuses d’amphores, de danses de jeunes filles dans des enclos, autour desquels se massaient les hommes, d’animaux inconnus, aux membres souples, parmi des montagnes et des plantes étranges. Les silhouettes humaines lui semblaient factices, avec leurs tailles pincées, leurs hanches larges et leurs gestes maniérés. Les plantes s’étiraient en hauteur sur des tiges grêles, presque sans feuilles. Pandion se rendait compte que les artistes d’autrefois altéraient intentionnellement les proportions naturelles, pour exprimer une idée ; mais elle était incompréhensible à ce jeune homme qui avait grandi en liberté, au sein d’une nature superbe et austère.
À Cnossos, Tylissos, Elyrus et dans les ruines mystérieuses d’un port antique[24] dont toutes les maisons étaient bâties en dalles de schiste gris, il avait vu quantité de statuettes féminines en ivoire et en faïence, des plats et des coupes en asem finement gravés, des vases de faïence ornés d’arabesques bariolées ou d’animaux marins.
Mais cet art étonnant restait indéchiffrable comme les inscriptions mystérieuses qu’il rencontrait dans les ruines. La maîtrise dénotée par les moindres détails de chaque œuvre ne le satisfaisait pas : il visait plus haut, il aspirait à incarner la beauté vivante du corps humain, objet de son culte.
Et à sa surprise, il vit la reproduction fidèle d’hommes et d’animaux dans les œuvres d’art importées du lointain Aiguptos.
Les habitants de Cnossos, de Tylissos et d’Elyrus, qui les lui avaient montrées, disaient que beaucoup de choses analogues s’étaient conservées aux environs de Phæstos, où demeuraient les descendants de Pélasges. Et en dépit des mises en garde, Pandion se décida à pénétrer dans le cirque de montagnes de la côte méridionale.
D’ici quelques jours, il s’en retournerait auprès de Thessa, après avoir vu tout ce qu’il était possible de voir. Il ne doutait plus de ses forces. Si grand que fût son désir d’apprendre à l’école des artistes d’Aiguptos, son amour de la patrie et de Thessa était le plus fort, le serment prêté à la jeune fille le subjuguait.
Quelle allégresse de revenir au pays avec les derniers vaisseaux d’automne, de plonger son regard dans les yeux bleus de sa bien-aimée, d’observer la joie contenue d’Agénor, son maître, qui lui tenait lieu de père et d’aïeul ?
Pandion contempla, les yeux clignés, l’étendue infinie de la mer. Non, c’était là le chemin des pays étrangers, de l’Aiguptos, tandis que sa mer à lui se trouvait là-bas, derrière la haute chaîne de montagnes. Il continuait à s’en éloigner, pour visiter à Phæstos les temples dont on lui avait tant parlé sur le littoral. Pandion soupira et pressa l’allure. Un contrefort de la chaîne descendait en une large pente semée d’excroissances rocheuses, entre lesquelles des buissons faisaient des taches sombres. Au bas de la pente, parmi les arbres, apparaissaient indistinctement les vestiges d’un grand édifice, des murs à demi écroulés, des restes de voûtes et une entrée intacte, flanquée de colonnes noires et blanches.