Il suffit de cet indice pour que mon siège soit fait : la grosse Noirpiote a reçu un cours privé de parachutisme sans accessoires. Objet de ce meurtre ? Elle savait (peut-être à son insu) quelque chose que la Police ne devait pas connaître.
En bas, la vie continue : Police-Secours vient prendre livraison des deux cents et quelques livres de barbaque encore tiède ; les locataires se disent perses (pardon : se dispersent) et, comme il y a une conciergerie automatique, la gardienne d’immeuble ne peut donc regagner sa grande loge de France.
Bérurier refait niveau. Son buste de Bacchus débraillé apparaît par la porte vitrée de la cabine Otis[4]. Il sort, son ventre ouvrant tout seul la porte, loufe en baryton basse, et les échos langoureux répercutent cette blatération.
— Donne ta paluche, mec, j’aye un p’tit cadeau pour toive.
A quoi bon le contrarier, je lui présente ma dextre épanouie et il y dépose cet élément propre à tout roman policier qui se respecte (et même à ceux qui ne respectent pas le lecteur) : un bouton.
— La gravosse t’nait ça dans la main qu’elle était couchée d’sus, m’informe Chère-Loque-Omelette.
Le bouton est nacré, bordeaux clair, de dimension moyenne. Il conviendrait plus volontiers à un vêtement féminin que masculin.
Hop ! Dans la fouille du grand chef !
Très bien : on s’achemine vers la version du guet-apens ; seulement elle comporte comme un défaut. Qui pouvait prévoir que Bérurier enverrait la grosse chercher du picrate à ce moment-là ? Par ailleurs serait-il concevable qu’un agresseur en puissance reste embusqué longtemps sur un palier où passent des gens ? Quoique…
Oui, quoique… Parfaitement, quoique… Les locataires du dessus empruntent l’ascenseur, peu soucieux de se respirer les étages à pincebroque. Or, ledit ascenseur, ayant été installé postérieurement à la construction de l’immeuble, laisse une sorte de niche étroite entre sa cage et le mur de l’appartement, ce qui fait que tout usager de l’escalier ne saurait apercevoir quelqu’un qui s’y cache, à moins de se dérouter jusqu’à la porte de Thérèse Genitrix. Ce qui est improbable.
— Bon, me fait l’Enflure, y a plus d’raison qu’on demeurasse ici ?
— Aucune.
— Dommage, je m’aye bien plu ; pauv’ Fleur-d’ mai : c’t’un’ gonzesse, on aurerait poursuité nos r’lations, j’eusse fini par la somiser. J’sûr et certain qu’av’c un pétard pareil, elle était faite pour tâter d’l’œil d’bronze.
Je le quitte sur cette manière d’oraison funèbre afin de rendre visite aux habitants de l’étage. La tâche n’est pas démesurée : il n’y a qu’un locataire par étage et l’immeuble en comporte cinq.
Au cinquième, tu trouves (et moi aussi) les demoiselles Imbouré, Julie et Mathilde. Ce ne sont pas encore vraiment des vieilles filles, ou alors c’en a toujours été. La trente-cinquaine allègrement portée en vaillantes jumelles laborieuses. Elle sont couturières et confectionnent d’exquises robes de mariées, largement reproduites par les journaux. Elles travaillent avec l’assistance d’une petite ouvrière sortie d’une chanson à pleurer 1900 et moi, fin psychologue, d’entrée de jeu, je me dis qu’elles doivent brouter cette Fleur-de-destin. Je les vois très bien lui tutoyer le dito alternativement pendant que l’autre s’interprète un solo de harpe. Mais, comme le disait ce pauvre Chazot : c’est pas mes oignons.
Je leur produis ma carte, en même temps qu’un bon effet, et sollicite leur version des faits.
En duo, elles me racontent le grand cri terrible dont l’immeuble a vibré. Les pauvres chéries ont aussitôt compris de quoi il retournait. Toutes les trois ont dévalé l’escalier en regardant par-dessus la rampe le corps de la malheureuse, au fond du gouffre.
— Ç’avait beau être une Noire, ça nous a bouleversés, assure Mlle Julie.
Sa sœur ajoute que « d’ailleurs », malgré sa négritude, c’était une brave fille. Un seul défaut : sa manie de fumer le cigare. Elle empestait la cage de l’immeuble.
Je leur demande si elles ont aperçu « quelqu’un » dans l’escalier ; quelqu’un qui serait descendu également, ou bien qui au contraire serait monté. Mais, les autres occupants du 116 mis à part, elles n’ont rencontré personne d’étranger à l’immeuble. Ici, dans cette maison rénovée, pleine de charme, les gens sont peu nombreux et d’un commerce agréable. Tout le monde se connaît et s’apprécie.
J’oriente alors mon interrogatoire sur Thérèse Genitrix-Desqueyroux. Là je rencontre un peu de réserve. Bon, elles n’ont rien à lui reprocher, sinon, parfois, de faire l’amour de façon tapageuse. La maison s’emplit alors de ses clameurs et des mots orduriers qu’elle crie au cours de ses pâmoisons. C’en est gênant pour les Martin qui habitent au-dessous de chez elle et qui ont deux enfants de respectivement douze et quinze ans. L’été surtout, lorsque les fenêtres sont ouvertes, entendre vociférer « enfonce-la-moi-ta-grosse-queue-de-salaud » crée une gêne dans une famille chiraquienne dont la progéniture fréquente des écoles religieuses. Les Martin ont écrit à la coupable, puis au syndic de l’immeuble, lequel a répondu qu’il n’avait pas qualité pour empêcher ses administrés de prendre leur pied quand l’envie leur en venait. Jolie mentalité, non ?
Lesté de cette documentation, j’abandonne mes couseuses de rêve pour descendre un étage.
Cette fois, c’est un homme qui me reçoit. Maître Flatulence-Alaïe, personnage corpulent, aux cheveux noirs abondants et frisottés, aux yeux paternes. Il a la peau blême, avec un élevage de superbes comédons à tête noire dans la région nasale. Il est en bras de chemise rose et porte un pantalon bleu marine accompagné de mocassins blancs dus à l’été qui nous échoit. Accent du Sud : pied-noir, peut-être ?
Ma carte. Il opine, me fait entrer en fustigeant sa connasse de secrétaire qui est en vacances et sa connasse d’épouse qui y est aussi.
Je lui trouve un petit air faisan, à ce mec. Je déteste les « faux joviaux », les baratineurs à grande gueule chercheuse qui usent de gros mots pour avoir l’air dégagé et sont prêts à t’appeler « mon petit vieux » dès la première rencontre, en te tapotant l’épaule.
— Naturellement, vous venez pour le suicide de la grosse négresse ?
— Non, rectifié-je froidement, je viens à propos de l’assassinat de la grosse femme de couleur.
Il me flashe d’une œillade furibarde.
— Assassinat ! Vous allez vite en besogne. Je suis témoin et à votre disposition pour déposer.
— Témoin de quoi ?
— Incontestablement j’ai été le premier à me pencher sur le cadavre.
— Ça, c’est passionnant, vous me racontez, maître ?
— Je partais et me trouvais dans l’ascenseur lorsque j’ai perçu un hurlement démoniaque. J’étais pratiquement arrivé au rez-de-chaussée. Je me suis précipité, un regard m’a suffi pour comprendre qu’on ne pouvait rien faire pour elle.
J’opine.
— Question subsido-policière, maître, vous n’avez aperçu personne dans l’immeuble ?
— Avant qu’elle s’écrabouille, non. Après, bien entendu, tous les locataires présents chez eux se sont précipités également.
Je regarde ma Pasha.
— Le décès remonte à combien ?
Il s’attarde dans une évaluation que j’ai déjà faite en me basant sur le temps que j’ai mis pour arriver, plus celui de mes converses avec Béru et les sœurs Imbouré.
— Je dirais une quarantaine de minutes, répond maître Flatulence-Alaïe.
Conforme.
— Est-il indiscret de vous demander où vous vous rendiez en quittant l’immeuble ?