A mon cher petit sésame d’interviendre[6].
Moi qui, en maths, étais peu doué pour les fractions, je le suis en revanche pour l’effraction. Si j’avais eu l’infortune de rencontrer le bon Louis XVI (au cours d’un dîner de têtes, par exemple), on se serait probablement lancés dans une converse sur la serrurerie.
J’ai toujours été fasciné par la clé. Celle des champs principalement. Cette tige métallique qu’on introduit dans un trou et qu’on tourne me paraît magique. Plus on tâtonne, meilleur c’est ! Il y a une griserie dans la sollicitation d’une serrure inconnue, qu’il va falloir convaincre et vaincre à force de doigté et de patience. Tu sais que je leur parle, aux serrures, en cours d’action ? Leur chuchote des mots d’amour, des phrases apprivoiseuses : « Laisse-toi faire, ma chérie… Doucement… Tu te rends compte comme c’est bon, ma puce ?… Tu me sens bien, dis ?… Encore un peu plus profond ?… Voilà… T’es sûre que ça vient ?… Tu le prends, ton pêne, darling ? »
Faut les enjôler, ces garces. Les subjuguer ; persévéranter. Qu’elles comprennent d’emblée qu’elles n’auront pas le dernier mot. Qu’elles sont là pour créer chez un con une illusion de sécurité. Rien d’autre. Mais les plus rébarbatives trouvent leur maître. Une serrure c’est rien d’autre qu’un pucelage.
Celle de maître Flatulence-Alaïe, c’est pas une caractérielle, je te rassure. Elle pige rapido qu’elle l’a dans le cul ; alors elle cède (et elle s’aide).
Me revoici dans l’antichambre. Du point de vue architectural, ces appartements sont identiques à chaque niveau. Entrée, living, deux chambres. Une pièce indécise que l’on peut interpréter selon des nécessités professionnelles : bureau chez une profession libérale courante, salle de radiologie pour un toubib, ou de couture pour une couturière.
C’est par elle que je vais débuter ma perquise clandestine.
CHAPINAMBOUR
Le louche plaisir que j’éprouve à fouiller dans les affaires des autres relève-t-il du sadisme ? Je me le suis souvent demandé. En tout cas, c’est une forme de viol. Je ne voudrais pas scandaliser mon lecteur en déclarant ici que je conçois l’agrément que peut fournir un viol à certains individus solitaires qui doivent compenser par un acte de violence leur manque de communicabilité. La partie que je suppose agréable du viol ne réside pas dans le bas assouvissement, mais dans ses prémices. Réduire une dame vêtue à l’état de dame « défaite » engendre une succession d’attitudes et d’images susceptibles de combler bien des libidos.
Conscient du fait, j’ai choisi d’explorer la partie la plus subtile et la moins dangereuse de cet acte réprouvable : le viol par séduction. Je t’en prends pour récente démonstration la manière dont j’ai enfilé la kinési du premier, il y a peu. Elle ne m’attendait pas, moi non plus. Les circonstances nous mettent en présence. Nos ondes se sautent dessus et s’enchevêtrent. Je l’entreprends avec toute la technicité dont je dispose. Elle subit l’instant, puis le mec et son chibre. Et une frivole de plus au palmarès du champion de la tringlée fantasque !
Pour t’en revenir, après ce demi-viol, voilà que j’en perpètre un second. Un vrai, celui-là. Viol d’un domicile. Et chez un avocat ! Gonflé, non ? Aucun mandat de perquise. Une suppose que le cher maître se pointe inopinément, il peut me faire embastiller, destituer à vie, arracher du poitrail toutes les décorations que je n’ai pas. Larirette, larirette !
Son bureau, bien rangé, pas bordélique le moindre. Le Dalloz, d’autres books de droit dans une bibliothèque aux portes grillagées. Des classeurs classiques, bourrés de dossiers qui rébarbatent, attachés par des sangles : Achtung ! C’est du sérieux. Ordre alphabétique, je te prie de constater.
Un burlingue Louis Chose d’époque, avec coins en bronze que ça représente des déesses lascives. Un seul tiroir. Dedans ? Du petit matériel : papier à en-tête, agrafeuse, boîte de trombones, lot de crayons, stabilobos et j’en passe.
Sur une table métallique : le fax, le répondeur bigophonique, une photocopieuse. Derrière ladite table à roulettes porteuse de modernisme : un coffre-fort très traditionnel. Bauche, je crois. Ou peut-être Fichet ? Voire Roux-Combaluzier. Comment ? Qu’est-ce que tu dis ? Roux-Combaluzier ne font pas des coffres mais des ascenseurs ? Et alors ? C’est pas une espèce de coffre, un ascenseur, pauvre fromage !
Je dégage la table pour le regarder en pleine figure. Merde ! Il est à combinaison, le seul cas où mon sésame décline l’invitation pour incompétence. Et moi, c’est pas mon fort, l’extra-tactile. J’ai connu des craqueurs surdoués qui venaient à bout des systèmes les plus sophistiqués, comme un cruciverbiste chevronné se fait les mots écrasés du Figaro. La seule tentative que je peux exécuter, c’est la date de naissance du gros gueulard. Le nombre de gens qui programment ça sur leur case trésor est stupéfale. Les mecs manquent d’imaginance.
Je farfouille dans le dossier marqué « Assurances » de l’avocat. En un tournedos (j’ai faim) je code 8-1-1947. Zob ! Ultime tentative : 8-1-47 !
Le cul bordé de nouilles. Et des Buittoni, espère ! Je perçois le léger « clac ! » approbateur. La lourde se rend. Si tu estimes que j’ai vraiment du génie, écris-le à maman, ça lui fera plaisir de constater que les gens pensent comme elle !
Voilà le fameux Sana agenouillé devant le coffiot.
Il est de dimension très moyenne et comporte deux rayons. Sur celui du haut se trouve un album à couverture de faux cuir destiné à recevoir des photos. Le second rayon est logiquement le plus chargé : il abrite un seul dossier d’un autre type que ceux alignés dans les classeurs. En cuir, avec une serrure.
Réapparition de sésame pour qui c’est de la basse broutille. Je compulse rapidos, ne comprends pas chouchouille, fourre les feuillets dans mon bénoche, referme le système à serrure et remets le dossier en place.
Au moment où je m’apprête à clore le coffre, une impulsion (en anglais impulse) me pousse à regarder l’album de photos. Tu veux bien siffler pour moi, Lucien ? J’ai un bouton de fièvre à la lèvre. Merci.
Là, c’est du très chouette ! C.D.Q.S. (clichés délimités de qualité supérieure).
Décidément. C’est trop beau, je le garde !
Le planton (suant sous sa veste) m’apostrophe :
— Monsieur le directeur !
— Mouiii ?
— Un estafette est venu du ministère avec un pli pour vous qu’il m’a chargé de vous remettre en mains propres.
— Cher ami, serez-vous vexé quand je vous aurai donné ma parole d’homme qu’estafette est féminin ? On dit une estafette, même quand elle a des bottes, un casque de motard et qu’elle pue des pieds.
Je cramponne le pli à en-tête de l’Intérieur.
— Quant à me remettre ce message en main propre, il eût fallu pour cela que vous vous les lavassiez après la lecture de votre journal !
Je le quitte, déconfit, et grimpe en éventrant sauvagement la babille du ministre. Je t’en livre le contenu in extenso, ou in partibus, si tu as une préférence.
Pas de préambule, même pas « Monsieur ».
Surpris, très surpris d’être sans nouvelle de vous. Votre successeur prendra ses fonctions demain à 14 heures 30 ; je vous prie instamment de l’accueillir pour lui faire les honneurs de la Maison.
Je vous signale qu’une chaîne de télévision a téléphoné à mes services pour demander s’il est exact que votre prédécesseur a disparu.
6
Des lecteurs inquiets m’écrivent pour me demander ce que je ferais s’il m’arrivait de perdre ce précieux auxiliaire de mes effractions. Je les rassure : je m’en suis fait confectionner une douzaine et les ai rangés en lieu sûr.