Pendant ce temps, Murielle a fini son petit en-cas et a regagné sa chambrette.
Comme elle se remettait au travail, elle a vu arriver la fourgonnette qui s’est rangée devant le 116. Le chauffard qui la drivait s’est engouffré dans l’immeuble. Elle n’y a pas prêté une attention particulière, mais dix minutes s’écoulent et elle perçoit de nouvelles vociférations dans la rue. C’était à nouveau ce con de chauffeur qu’un vieux monsieur traitait de malotru parce qu’il venait de le flanquer par terre avec les grosses valises blanches qu’il portait comme un idiot, en les balançant. Le messager à la noix était mal embouché et invectivait sa deuxième victime, à tel point que des passants, outrés, ont voulu le prendre à partie, notamment le boucher de la rue. L’autre a chargé ses valises dans sa fourgonnette et s’est cassé en tirant des doigts fourrés par sa portière. Donc, l’incident a marqué la mémoire de Murielle (elle est née en France et porte un prénom de chez nous).
— Mon fils, dis-je à Antoine II, c’est Dieu qui t’a fait rentrer aujourd’hui.
Je lui donne un billet de 500 pions pour sustenter sa conquête et conseille aux tourtereaux d’aller se rhabiller car, comme l’affirmait ma bonne grand-mère : « On s’enrhume par les pieds. »
— Je crois que ça va être un bon, murmure Mathias quand ils ont quitté le bureau.
Je ne sais s’il fait allusion à ses prouesses policières ou amoureuses. En attendant d’approfondir cette question, je lui remets le dossier dérobé à l’avocat.
— Etudie ça de près et, si tu parviens à te former une opinion, tiens-moi au courant.
CHAPRISTI
— Pour ma part d’en ce qui me concerne, déclare Béru, y a deux catégories d’animals : ceux qui sont gentils et que je mange, ceux qui sont méchants et que je bute.
Cette démarche ne laissant pas beaucoup de place à la survivance des espèces, je lui en fais la remarque. Il hausse les épaules.
— J’exceptionne le chien, admet-il ; l’existe des braves cadors, fidèles compagnons de l’homme et toutime. S’il a pas trop d’puces, j’l’ tolère ; mais faut non plus qu’y viende me passer sa menteuse su’ la frite ou bien m’engourdir mon sauciflard à l’ail.
Cette converse s’est déclarée dans une impasse de la banlieue nord, impasse au bout de laquelle se trouve un pavillon de parpaings que des propriétaires négligents ou peu fortunés n’ont pas fait crépir. Nous y avons été accueillis par des oies qui, pour ne pas être celles du Capitole, n’en font pas moins un boucan du diable à notre survenance, en outre une saloperie de jars (excusez-moi, Maurice et Jean-Michel que je vénère) qui s’en est pris dare-dare aux gros mollets de Sa Majesté.
Béru pour qui de telles agressions sont intolérables, s’est débarrassé de la teigneuse bête en lui pralinant une bastos dans le caisson. La tronche du jars a éclaté et, mû par la provisoire survivance d’un système nerveux à toute épreuve, l’oiseau s’est sauvé dans un coin d’ombre.
— Non, mais ça va pas, le sac-à-vinasse ! ai-je fulminé.
— Légitime défense ! a répondu le jarsmicide en renfouillant.
Par chance, une route à forte circulation passe derrière le pavillon et la détonation de l’arme s’est perdue dans un brouhaha pétaradeur.
— Tu veux dire légitime défonce ! rectifié-je. Quand je suis passé te prendre, tu étais déjà pété !
— Faut rien eguesagérer ! Juste on a pris quelques pots avec Séraphin Sillon, le maire d’Saint-Locdu-le-Vieux qu’est d’passage à Pantruche !
Les oies continuent de nous houspiller jusqu’à la maison, comme pour lyncher le meurtrier de leur mâle.
La nuit est en train de tomber sur cette banlieue sans grâce qui pue les gaz d’échappement. Une moto 500 cm d’origine japonaise tient compagnie, dans un appentis à une Renault 11 passablement cabossée.
Nous frappons à une porte vitrée munie d’un rideau protecteur. Une voix d’homme travaillée au jaja de manar, lâche :
— Qu’est-ce y vient faire chier ?
Pour répondre à cette angoissante question, une dame nous ouvre. La cinquantaine dévastée par une obésité à laquelle s’ajoute une collection de fibromes. Elle a une gueule de sorcière mafflue, le regard qui se liquéfie sous l’effet de l’alcool, des varices comme du lierre après des troncs et elle pue à vous en faire gerber votre quatre heures.
— C’qu’ v’lez ? demande-t-elle en ponctuant d’un hoquet de gladiadeur.
— Parler avec M. Ernest Chespire.
J’ajoute, d’un ton confidentiel :
— Nous sommes de la police.
— Qu’est-ce qu’il a encore fait, c’t’enculé ? s’interroge-t-elle, et nous en même temps. (Puis, à l’intérieur de la maison :) Neste ! Y a là deux poulets qui te demandent ; t’as encore déconné, grand con ?
— Où t’as pris ça, morue ?
L’organe du père :
— Respec’ ta mère, merdeux, qu’sinon je te beigne la gueule !
Re-voix filiale :
— L’ vieux con qui la ramène ? Fais gaffe que ça ne soye pas moi qui t’en place une au bouc, Dunœud !
Je mets à profit l’indécision maternelle pour faire ce qu’on fait toujours dans un livre, à savoir : pousser complètement la porte et entrer.
Je tombe sur du Zola époque L’Assommoir. De même que le pavillon n’a pas été crépi à l’extérieur, il ne l’est pas non plus à l’intérieur et, franchement, ça fait bizarre, les murs d’une pièce commune en moellons bruts. Quelques lamentables meubles s’inscrivent là-dessus et paraissent accentuer le misérabilisme de l’endroit. Au-dessus d’une table pend une ampoule de cent watts au bout d’un fil.
Les trois membres de cette prestigieuse famille prenaient le repas du soir quand nous nous sommes pointés. Celui-ci se compose de charcutailles sous cellophane acquises dans un supermarket, d’un calandos qui s’abandonne dans sa boîte, d’un pain, d’un kil de rouge. Pour tout couvert : trois couteaux brécheux et trois verres inlavés depuis qu’on les a débarrassés de la moutarde qu’ils contenaient initialement.
Le père est le digne époux de sa femme. Le fils est un rouleur de banlieue : tatouages délirants, boucle d’oreille, T-shirt noir à emmanchures américaines, jean troué, ceinture de cuir large dont la boucle représente un aigle américain (les aigles américains sont sans noblesse et ont l’œil plus con que les aigles européens, comme ceux des Habsbourg, par exemple).
Me voyant avancer, le gars Ernest cale bien ses deux coudes sur la toile cirée et puise une tranche de mortadelle désenchantée dans son papier. Il la roule telle une crêpe et la mange voracement.
— Excusez le dérangement, commencé-je, j’ai à vous parler.
— C’est plus l’heure ! fait-il sèchement et sans me regarder.
Son hostilité alarme sa chère mère.
— Neste, fais pas la mauvaise tête ! conseille Mme Chespire mère.
— Toi, la grosse pourrie, écrase ou je te fais éternuer ton dentier ! lui conseille son fiston.
Ce qui me paraît insolent, non ? Ou j’exagère ? Tu penses que c’est du conformisme de ma part ? Tu sais, j’ai été élevé dans les bonnes manières par mes parents. Ça doit freiner mon intégration dans le style nouveau.
En tout cas, je ne suis pas le seul. Aboutissement d’une lignée paysanne, Béru partage mon point de vue. D’un formidable coup de talon dans les pieds de sa chaise, il envoie l’effronté à dache. Interlocuté, le vilain se redresse, le regard étincelant comme celui de son aigle abdominal.
— Dites, ça va pas la tête ! bégaie-t-il.