— Si vous le voulez bien, nous allons commencer par le laboratoire, môssieur le directeur.
— A votre guise, me répond le Ducde.
Il pourrait avoir une autre « altitude » avec moi. Je lui ai rien fait, ce con, sinon lui tenir la place au chaud.
Alors bon, nous montons par l’escalier de pierre jusqu’à l’antre de Mathias. Ils sont là-haut une demi-douzaine autour du Rouquemoute, en blouse blanche souillée de taches, procédant à des analyses, effectuant des préparations plus ou moins fumantes. Ça empeste le produit chimique.
L’œil critique, le nouveau maître de la Poule inspecte, les mains au dos. Je lui présente Mathias, mais il ne voit pas la main que lui tend le Flamboyant et se contente de lui adresser un hochement de tête distant.
— Ces blouses blanches ne le sont plus guère, remarque le maussade personnage ; dorénavant portez-en qui soient vertes, comme dans les hôpitaux, ainsi seront-elles moins salissantes d’aspect !
Mathias répond brièvement :
— Bien, monsieur.
— Vous savez que je suis le nouveau directeur ? fait l’escogriffe.
— Oui, monsieur.
— Donc, rien ne s’oppose à ce que vous me donniez ce titre en vous adressant à moi !
Mathias ne répond rien. Sa maîtresse-assistante-nièce, au comble de l’énervement, laisse tomber une cornue qui se brise sur le carrelage.
Le « nouveau » me demande :
— Les bris de matériel sont retenus sur les émoluments des responsables ?
— Ils ne sont pas encore assimilés à des bonniches d’avant la guerre de quatorze, réponds-je, mais la chose peut être envisagée.
Furax, mon successeur sort du laboratoire en faisant sonner ses talons. Je lui file le dur avec trois pas d’écart. Toujours outré, il s’élance dans l’escadrin, sûrement pour aller rapiner nos malséances à m’sieur le ministre. Et c’est alors que « le Petit Jésus le punit », comme me disait bonne-maman quand j’avais fait une sottise « qui me retombait dessus ». Voilà-t-il pas que ce grand nœud volant se met à voler, précisément. Il trébuche, décolle de l’escadrin, décrit un valdingue accentué par sa haute taille, et se fracasse le museau, douze marches plus bas, sur l’interpalier.
Le garde Jean Pramplin, qui venait à nous, l’a dégusté dans les roustons et hurle en se cramponnant les sœurs Brontë. De toute part, on accourt. Je me précipite idem. Mon successeur ne paraît guère en état de me succéder, faut dire les choses comme elles sont ! La frite écrabouillée, une ou deux jambes cassées, les dents éparpillées comme des grains de riz sur le parvis d’une église, un jour de mariage. Il vagine dans son sang, le chéri.
— Pouvez-vous remuer les doigts de pieds, monsieur le directeur ? m’enquiers-je.
Il ne me répond rien pour cause d’évanouissement.
Un qui prend ce coup du sort dans les gencives, c’est mon ministre.
— Comme c’est bête ! s’exclame-t-il devant le corps un brin en zigzag de son « élu ».
— Oui, appuyé-je, je crois que cette maison ne lui a pas réussi ; quand on n’est pas capable de se servir de son escalier, comment utiliser ses multiples rouages ?
Ça m’a échappé.
Le sourcilleux pose sur moi son regard de douanier qui vient de trouver de la schnouf dans le Rasurel d’un émigré marocain.
— Vous n’êtes guère généreux, San-Antonio, remontrance-t-il.
— Mes boutades dépassent souvent ma pensée ! plaidé-je.
Des infirmiers emportent ce qui subsiste de mon fugace successeur pour qu’on tente au moins d’en refaire un préfet en ordre de marche (mais ça va prendre du temps !).
— En attendant la suite de cet accident, vous continuez d’assurer la marche de la maison, il dit, l’homme à la mine et aux paupières de plomb.
— Comptez sur moi, monsieur le ministre.
Il maugrée en me tournant le dos :
— J’aimerais pouvoir !
Flagellé, je suis. Mortifié à moelle ! Vite, ma revanche ! Je le veux balbutieur d’excuses, baveur de compliments, frappeur de mon dos, comprimeur de mes phalanges, secoueur de mon avant-bras, confusionneur, clameur de mes mérites.
Et, de par ma volonté, tel je l’obtiendrai !
Je me le jure ! Et s’il existe un homme qui ne sermente pas avec lui-même, c’est bien moi !
Toinet est vautré dans un de mes fauteuils, les deux jambes sur le même accoudoir (c’est les dames qui disposent les leurs sur deux accoudoirs après que je les ai débarrassées de leur slip).
— Toi qui voulais assister à la passation des pouvoirs, tu as raté le plus beau looping qu’un connard ait exécuté dans un escalier, lui dis-je.
— Loupé ! proteste mon cher enfant ; je l’ai brillamment réussi, au contraire.
Il ponctue d’un sourire béat et pour renforcer, m’adresse un clin d’œil.
— Je ne comprends pas…
Il tire de sa fouille une bobine de fil de nylon.
— Je prévoyais pas que ce serait aussi réussi, grand.
Je clape à vide, mais il perçoit ce que le saisissement m’empêche de proférer.
— Par exemple, si vous aviez descendu l’escalier côte à côte, ça n’aurait pas pu fonctionner. En plus, il était nerveux comme un pou, cet enfoiré !
— Tu veux dire que c’est toi ?
— Yes, dirluche. Pendant que vous vous trouviez au labo. M’a fallu exactement vingt-deux secondes, j’ai chronométré.
Et d’expliquer :
— Vieil immeuble. Les tuyaux de chauffage central courent le long des plinthes de l’escadrin. Je passe mon fil entre le tuyau et le mur, je fonce en tenant et le bout et la bobine jusqu’aux chiottes qui se trouvent en face. Double fil transparent que je laisse traîner sur la marche choisie puis pendre dans le vide de la cage. J’attends en tenant bien fort mon collet à cons. Chance fabuleuse : ce grand glandu fonce. Quand il a un panard sur la marche précédant mon fil, je tends celui-ci, Misteur Dupaf culbute. Pendant sa plongée, depuis mes chiottes, je ramène mon fil et m’enferme dans les caquerets en attendant que ça se tasse.
— Toinet…, balbutié-je très bas. Oh, Toinet… Mais tu es un assassin, cet homme aurait pu se tuer ! D’ailleurs il est très mal en point !
Le môme rougit :
— Dis, le grand, tu ne vas pas monter sur tes grands chevaux à cause d’une simple farce !
Je bondis :
— Une farce ! La gueule en compote, une jambe brisée et probablement la lésion d’une vertèbre ! Mais ce type risque de passer le restant de ses jours dans une petite voiture !
Mon adopté baisse la tête comme Clovis (un peu plus bas, même) :
— Oui, évidemment, j’avais pas vu les choses comme ça, méaculpatise-t-il. Je pensais seulement qu’il aurait des bleus et des bosses.
— Il en a AUSSI !
Je me lève et use mon énervement en arpentant le bureau, comme le faisait mon cher Hachille.
Que devient-il, ce cher Tout-Vieux ? Il doit lui pousser des champignons sous les pattounes dans la geôle où on le retient.
De songer à lui, me calme.
— Tu as fait ça pour moi, pas vrai, galopin ? je demande à Antoine.
— T’as trouvé ça tout seul ! ricane mon voyou de chiare.
— Mesure la portée de tes actes à l’avenir, bordel ! Si tu te mets à décimer tous les gens qui se dresseront sur ma route, Attila aura un pedigree pareil à celui de l’abbé Pierre, en comparaison du tien !
— Ça a été irréfléchi, le grand : je veux pas qu’on te jarnaque !
On sonne à ma lourde et c’est Pinaud et Béru, les Laurel et Hardy des Etablissements Pue-pieds.
La Vieillasse déclare à Toinet :
— Voilà, j’ai joint ton bonhomme. Je pense qu’il est à point.
— Puis-je en connaître ? phrasé-je.