— Mais j’avais fermé !
— C’est bien pour cela que j’ai ouvert. Asseyons-nous sur ce vénérable banc de pierre et devisons. Je suis le remplaçant de M. Hachille à la tête de la Police.
Il est impressionné.
— Vous êtes beaucoup plus jeune que lui !
— Oui, conviens-je, c’est une vieille habitude, dans l’administration, que de remplacer les retraités par des fonctionnaires moins âgés. Il y a longtemps que vous travaillez pour M. Hachille ?
Il a un sourire qu’on pourrait développer sur quinze cents mètres de bitume avant d’en voir la fin.
— Alors là, si je vous disais…
— Eh bien justement, dites-moi.
— Vingt-deux ans ! J’ai entré ici quand c’est qu’il a acheté cette maison ! Si je vous dirais qu’il ne veut que moi. Lorsque je prends des vacances, il en est malade ! Heureusement que j’en prends jamais.
— Il y a combien de temps que vous ne l’avez pas vu ?
Son visage de vieux rat des champs égaré à Paname s’adorne de rides supplémentaires, et Dieu sait qu’il en possède des chiées !
— Plus de deux mois.
— Il vous a prévenu de son départ ?
— Il m’a seulement dit, un matin, que son larbin angliche partait en retraite et qu’il avait viré la femme de chambre qui jouait du piano dans son coffre. « Je compte faire un petit voyage, m’a-t-il ajouté, vous me dorlotez mon parc, n’est-ce pas, Sébastien ? »
Je file un panoramique sur le jardin délicieux qui ne saurait malgré tout prétendre à l’appellation de parc avec ses cinq ou six cents mètres carrés.
— Je comprends qu’il l’aime, assuré-je, c’est une œuvre d’art.
— Faut quinze ans pour obtenir ça.
— J’imagine.
— On élève plus rapidement des gosses que des arbres.
— Et la maison, qui s’en occupe ?
— Personne.
— Deux mois sans qu’on y fasse le ménage ! Mais c’est de la folie pure. Imaginons qu’une fuite d’eau se produise ?
— Je jette un œil, chaque semaine.
— Vous avez les clés ?
— M. Hachille m’a laissé celles de son coffre-fort. La confiance, c’est la confiance !
— On peut jeter un coup d’œil à l’intérieur ?
Il se rembrunit.
— Qui me dit que vous êtes bien qui vous êtes ?
Je lui présente ma carte. Il est rassuré mais pas totalement convaincu.
— N’empêche que c’est pas chez vous, objecte-t-il.
Je pose une main de deux livres sur son épaule chargée d’ans.
— J’agis au nom du ministre de l’Intérieur, inquiet de la disparition de M. Hachille. Si vous ne m’ouvrez pas, je vais mander un serrurier.
— Qui fera du joli travail ! Cette maison est truffée d’alarmes de toutes sortes ; un qui veut y pénétrer sans savoir, il dérouille, croyez-moi.
— Raison de plus pour que vous m’ouvrissiez, cher ami.
Je l’ai au subjonctif. Il doit se dire que le mec qui te dégaine un « m’ouvrissiez » à la fortune du pot ne peut qu’être de first quality.
— Bon, venez !
La demeure s’empoussière, mais dans la pénombre la chose se décèle à peine. Les Watteau (mort à 37 ans, quelle tristesse), les Fragonard (né à Grasse), le Toulouse-Lautrec (2 buts à 1) et les Jean-Gabriel Domergue (en vente libre dans toutes les bonnes drogueries) sont en place. Tout reluit doucement dans la pénombre : les meubles Louis XV, les objets coûteux, les pendules, les parquets ; ne manque à cette fresque de luisances que le beau crâne poli du Vioque.
Je me rends de pièce en pièce pour une sommaire inspection.
Tout est conforme, comme dit Patrice. Conforme, pour lui, signifie « R. A. S. ». Dans son cabinet de travail, je m’attarde un peu, assis à son burlingue, comme j’en ai pris l’habitude à la Grande Cage, les mains allongées sur le cuir pulpeux du sous-main cordobien. Les motifs repoussés représentent des treilles de vigne, avec leurs feuilles, grappes et vrilles, camaïeu lie-de-vin sur fond bordeaux.
Je soulève la partie supérieure de l’écrivateur. Tu sais que c’est lourd, ces petites bêtes ? A l’intérieur, il n’y a qu’un papier, luxueux, bleu à franges. L’écriture d’Achille s’exprime avec ses caractères élégants, hauts et légèrement pointus ; c’est écrit au stylo à encre, ce qui permet à un vieux calligraphe comme Chilou de marquer les pleins et les déliés ainsi que ça se faisait jadis.
Je lis : Pour que vous m’emmeniez toujours plus loin. Et c’est tout. Je relis puis remets le bref message en place.
Le camarade jardinier dit :
— Ce qui me chicane, moi, c’est tout ce courrier accumoncelé dans la boîte ; si on attend encore, il va « verser » par terre.
— Pourquoi ne le rentrez-vous pas ?
— Parce que je n’ai pas la clé de la boîte. Monsieur, de ce côté-là, a toujours été un peu maniaque. Il n’y a que lui qui a le droit de relever le courrier.
— Nous allons régler cette petite question, décidé-je.
— Vous avez la clé ?
— Toujours.
Quand je déponne la porte vitrée, une masse de papiers choit à mes pieds : des lettres, des revues, des imprimés de toutes sortes. Le tailleur de rosiers écarte son tablier bleu pour en faire un réceptacle dans lequel je fourre, en la tassant un max, ma provende pététesque.
— Emportons tout cela au bureau, mon bon Sébastien, je vais survoler cette masse de lettres pour vérifier s’il en est de « critiques ».
Dans un premier tri, je virgule les prospectus et les petits magazines à vocation publicitaire. Puis je compose un tas avec ce qui est faire-part, invitations, programmes de manifestations dont la date est périmée. Un deuxième lot pour les factures, un troisième pour les bafouilles commerciales, identifiables aux en-têtes, et un quatrième, enfin, pour les missives privées. Ces dernières émanent de femmes huppées, le format, la luxiosité du papier, les initiales au dos, en anglaise gravée, le parfum même qui en sourd sont révélateurs de la qualité des correspondantes. Ne changera jamais, le Big la gonzesse, c’est sa vie ! A cent ans, si le Seigneur lui accorde un bon de sortie jusque-là, il carmera à tout-va pour encore passer sa menteuse dans des raies de bonnes provenances !
Maintenant que j’ai accompli mon tri, j’hésite.
— Vous venez souvent entretenir le jardin, cher monsieur Sébastien ?
— Deux fois la semaine. Faut ça si on veut obtenir quelque chose d’impeccable.
— Pour sûr. Pendant les heures que vous passiez ici, s’est-il présenté des gens pour M. Hachille ?
— Pas grand monde.
— Mais encore ?
Il a une moue incertaine, puis sa bouille s’éclaire.
— Si, un jour, peu après son départ, ça devait z’être le lendemain, un livreur de chez Piton est venu. Un jeunot.
— Qui est Piton ?
— Le grand marchand de valises.
— Vous parlez de Vuitton ?
— Pas impossible ; à moins qu’ça soive de chez Ernest qui font aussi des foulards.
— Hermès ?
— Ça se pourrait. C’est des noms que j’entends causer par les autres mais que j’ai jamais eu affaire avec. Donc, ce jeune type se pointe au volant d’une fourgonnette. Emmerdé comme pas trois. J’ai un âge qu’on se confie, en moins de deux, il m’espose son caca : la veille, il avait deux valises super à livrer chez une dame. Mais ce petit nœud, le voilà-t-il pas qu’y va retrouver sa péteuse du moment, qu’avait congé. Il la grimpe, la tire une fois, deux fois, trois fois, et s’endort sur le rôti. Ils roupillent trois heures d’enfilée, les tourtereaux, se réveillent en cerceau. Faut qu’il rentre dare-dare au magasin. Il laisse les valoches chez sa polka et retourne fissa à la boutique où le voilà qui raconte une histoire de corne diable pour expliquer son retard.