Il désigne le sous-main de cuir sur lequel s’étalent plusieurs feuillets en-têtés du nom de l’avocat.
— Boss, me fait-il, si tu voudreras bien ligoter le document disjoint, t’auras pas l’impression d’perd’ ton temps.
Je m’assois dans le fauteuil et lis, à haute et intelligible voix :
— Je soussigné, Marius Flatulence-Alaïe, soucieux de libérer ma conscience, souhaite faire les aveux ci-après. Je m’exprime en toute liberté et sans contrainte d’aucune sorte.
Je lève les yeux sur le Gros en train de masser les phalanges et phalangettes écorchées de sa dextre. Il me vote un ineffable sourire d’angelot félicité par le Père Eternel.
Je ne veux pas t’emberlificoter les méninges avec une prose au style judiciairo-policier. Sache seulement que dans ce document d’exception, notre brave avocat reconnaît avoir commis deux sortes de délits très différents. D’abord, au plan terrorisme, il avoue faire partie du Groupe « Terre Brûlée », dont la louable ambition est de déstabiliser les gouvernements occidentaux de manière à préparer un putsch d’extrême droite. Lui est chargé du secteur France où il codirige des éléments d’Action directe. Un attentat d’une grande violence est prévu pour le 14 Juillet (te dire qu’il est imminent !) contre la tribune officielle. Sous couvert de travaux de voirie, une tranchée a été creusée à l’emplacement où s’élèvera la tribune et une formidable charge de T.N.T. enterrée. Elle est en place, le sol est redevenu « normal », la catastrophe sommeille au sein de la terre (plus généralement nourricière). En plein défilé, un artificier clandestin fera tout exploser. Selon les calculs des terroristes, compte tenu de l’importance de la charge, il ne devrait pas y avoir beaucoup de survivants. Avec un peu « de chance », le président de la République et les membres du gouvernement présents à la revue seront décimés.
Tout cela, je le sais déjà, grâce au fameux document magiquement décodé par la maîtresse-assistante-nièce de Mathias. Mais j’aime en avoir la confirmation écrite.
Dans la seconde partie de ses « confidences sur l’oreiller », Flatulence-Alaïe révèle que, pour obtenir du blé facilement, il s’était mis en cheville avec Thérèse Genitrix-Desqueyroux et aussi avec Charly Genous. Tous trois réunissaient des pratiquants de la partouzette chez la comédienne. Assistés de la noire Fleur-de-mai, on prenait discrètement des photos et, ensuite, le trio faisait chanter les participants. Système lucratif et non dépourvu d’agrément pour ceux qui aiment la tringlette en groupe. En metteur en scène consommé des séances hard, Flatulence-Alaïe était parvenu à organiser de superbes parties, ardentes et variées, auxquelles s’adonnaient ses voisines du dessus, les couturières lesbiennes. Les photos qui manquent à l’album sont celles du Vieux que la fille aux « chaleurs torrides » avait entraîné dans ces orgies bien de son âge.
A la fin de ces confidences, si capitales, si croustillantes, nous enregistrons une déconvenue : l’avocat pourri prétend tout ignorer de la disparition du Vieux, de celle de Thérèse, ainsi que d’un assassinat dans l’appartement de sa voisine du dessous. Il ne sait rien non plus du suicide de la bonne de couleur.
Comme j’émets des doutes sur sa sincérité, Béru assure :
— Croivez-moi, les mecs, si y dit n’rien savoir, c’est qu’y n’sait rien. Y a pas d’oraison qu’y l’ait avoué tout l’reste et pas ça. Slave dit, j’sus prêt à r’prend’ mon interrogatoire à zéro. V’nez ! J’n’demande qu’ça.
Nous allons.
En cheminant vers la salle des supplices (là n’est pas la question), je me dis qu’elle est bien surprenante, cette affaire. Parti à la recherche d’Achille disparu, je ne le retrouve pas, mais je mets le nez dans trois autres histoires pas piquées des hannetons : un meurtre (suivi de mutilation de cadavre), un chantage, et mieux que ce qui précède, un complot contre la sûreté de l’Etat. Déguste, Charles.
Bérurier a aménagé son laboratoire provisoire de passage à tabac (le violon d’Ingres du cher homme), dans la salle à manger de l’avocat, gentiment meublée design (chrome et verre, cuir et plastique). Pour égayer l’ensemble, le cher maître est suspendu par un poignet après l’équerre de fer soutenant la tringle des doubles rideaux. Son poignet de sustentation est violacé, presque noir, sa face grimaçante fait peine à voir ; elle est creusée de rides sombres qui accusent le beau vert de son teint et le rouge écarlate de sa bouche tuméfiée. L’une de ses oreilles, à demi arrachée, pend comme un volet dégondé du haut. Ce ne sont pas des lunettes qu’il porte, mais deux cocards identiques, d’un bleu presque noir.
— Toi, au moins, tu n’as pas peur des bavures ! dis-je à voix basse.
Béru rigole.
— Faut savoir c’qu’on veuille dans la vie, grand, et tout faire pur l’obtiendr’, sinon tu l’as in the babe very profondly, comme dit les Angliches. Un terroriss, si t’employes pas les moiliens haddock, t’es certain d’r’trouvever tes claouis dans l’platane d’l’av’nue avec en prime dix mèt’ cinquante de boiliaux pour former guirlandes d’Noël !
— Descends-le de là !
— Mais comment veux-tu qu’j’l’questionnerais s’il r’trouve ses zaises ?
— Descends-le vite ! Tu ne sais pas qu’on peut mourir d’avoir été suspendu par un bras, voire par deux ? Regarde le Christ.
Maugréateur, Alexandre-Benoît grimpe sur une chaise pour déverrouiller la boucle d’acier. Le client choit d’une vingtaine de centimètres. Il reste allongé sur la moquette. Son poignet entamé par la morsure de l’acier se met à pisser le sang.
— Essaie de trouver de quoi le panser ! demandé-je au Rouquin.
A vrai dire, je ne me sens pas très à l’aise devant cet homme torturé.
Il articule quelque chose :
— Soif !
— Donne-lui à boire ! enjoins-je à Pinaud.
Utilisation des compétences ; le cher Fossile furète et revient avec une bouteille de vieux porto.
— Du tawny, 20 ans d’âge, annonce-t-il à voix de sommelier.
Il entifle le goulot entre les lèvres malmenées de Flatulence-Alaïe. Ce dernier boit à longs traits. Quelque énergie semble lui revenir, son visage vire doucement du vert épinard au blanc linceul.
Me reconnaissant, il déclare :
— Je proteste contre les sévices et vais me constituer…
— Qu’est-ce y dit ? demande le Mammouth bison sauvage mais peu futé.
— Il va porter plainte.
— Jockey ! Qu’y porte tout c’qu’y veuille !
Il ôte l’une de ses godasses, l’empoigne par le bout et assène le talon à toute volée contre la pommette déjà bleuie du maître.
— Un peu d’pluss, un peu d’moinss, l’résultat s’ra kif-kif bourricot.
Et de lui faire péter l’autre pommette par souci de symétrie.
Cette fois, toute velléité rébellionnaire cesse chez Flatulence-Alaïe.
— Maître, lui dis-je, vous venez de subir des voies de fait graves et les aveux que vous avez passés vous ont été arrachés par violence, j’en conviens.
Un éclat de satisfaction passe dans ses yeux tuméfiés.
— De deux choses l’une, poursuis-je. Ou bien vos révélations correspondent à la vérité et l’on retrouvera bel et bien des explosifs sur la place de la Concorde, ou bien ce n’est que pure fantaisie de votre part. Dans le premier cas, en haut lieu on ne prendra pas garde à votre gueule en compote et même si on vous mettait une bastos dans la nuque, l’affaire n’aurait pas de suite. Dans le second, il sera probable que l’officier de police Bérurier ici présent sera traduit en correctionnelle.
« Cela dit, vous êtes de toute manière inculpé de chantage et de complicité dans une tentative d’assassinat perpétrée contre le jeune homme que voilà. D’autre part, il ne faut pas oublier votre appartenance à un groupe terroriste. Moi, à votre place, je jouerais franc-jeu, à présent que vous êtes dans la plus noire gadoue. En qualité d’avocat, vous devez comprendre que c’est la seule attitude qui vous permettrait de limiter la casse pour vous. Réfléchissez, vous avez tout à gagner à ce que vos aveux passent pour spontanés. C’est pour vous la seule manière d’en tirer bénéfice. »