Je laisse s’écouler une dizaine de minutes avant de déponner.
Dans son trou à rat, il est devenu plutôt pâlichon, le faux cadavre. Mais son regard contient tellement de haine à mon égard que je vais bronzer comme avec des U.V.
— Le principe est le suivant, expliqué-je à l’Américain. Vous détenez le vieux type qui fut mon directeur avant que je prenne sa place, celui que votre ex-femme appelle Gros Bébé. A son propos, je vous rassure : elle est bien vivante et a déjà déposé contre vous. Vous connaissant, j’ai craint que vous ne le rendiez qu’en échange de votre liberté. Or je suis le genre de policier qui veut à la fois le beurre et l’argent du beurre. C’est donc vous qui allez commencer par remettre M. Achille Hachille en circulation. Vous demeurerez ici tant que le cher homme ne sera pas au ministère de l’Intérieur, une coupe de Dom Pérignon à la main. L’endroit est désaffecté, de plus notre ami Gros Louis, que vous avez vu, est le seul employé qui ait encore la charge de cette ancienne morgue. Conclusion : personne, je répète bien PERSONNE, en dehors de nous, ne peut vous sortir de ce sépulcre. Si vous décidez de coopérer, dites-le ; nous irons récupérer Achille pendant que vous méditerez dans ce putain de casier et vous en sortirons ensuite pour vous en trouver un autre plus confortable. Si vous refusez, je vous dis bonne nuit et vous boucle jusqu’à demain midi. Savoir si vous trouverez suffisamment d’oxygène pour attendre, ça, c’est votre problème. Une minute pour décider ! Pensez bien que, de toute manière, vous allez demeurer là-dedans jusqu’à ce qu’on ait mis la main sur Gros Bébé. Voilà, ma trotteuse est partie, vous décidez.
Il n’attend pas :
— Oh ! arrêtez votre charre, enviandé de poulet ! D’accord, je vous le rends, votre gâteux.
— L’adresse ?
Il me la donne.
Je le renfourne aussi sec !
Un hangar immense qui pourrait abriter un Boeing 747. Mais foin d’aéronautique, c’est du matériel de cinoche-tv qu’il recèle. Une armée de projos sur pieds, des rangées de « gamelles », des rails de travelling, des décors ayant servi et qu’on a démontés pour les empiler, que sais-je-t-il encore-t-il. Tout au fond, se trouve un vieux camion-caravane destiné aux tournages en extérieurs. D’après Mortimer, c’est dans ce véhicule sédentarisé par d’innombrables avaries consécutives à l’âge qu’est enfermé Chilou.
Je regarde le Gros.
— Ça me fait quelque chose, dis-je.
— A moi z’aussi, reconnaît le Chourineur. Dans quel état soit-il, c’vieux paf ?
Nous allons bien voir…
Sachant qu’il n’est pas seul, je toc-toque à la portière coulissante. Puis me placarde sur le côté, afin de laisser le Gros comme unique terlocuteur de l’éventuel geôlier ; ce gros sac est tellement plus rassurant que deux mecs dont moi !
Un remue-foyer à l’intérieur[10], un cliquetis, la portière coulisse en grinçant.
— Salut ! fait niaisement Sa Majesté avec un franc et inaltérable sourire mérovingien.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demande un gonzier que je ne vois pas encore, mais ça ne saurait tarder.
— Le boss ! dit laconiquement le Mafflu.
Et, en très grand artiste, il tourne déjà les talons comme un qui vient de remplir sa mission.
Négligemment, tu vois ? Tranquillos comme Jean-Baptiste. Cette volte juste pour désamorcer le mec, le détendre bien complètement. Je te jure que ce gros con a du génie kif toute la colonne de la Bastille !
Mais il n’exécute pas un seul pas. En une prodigieuse pirouette d’éléphant repensé par Dali, il se rue sur l’homme (lequel est surélevé par rapport à lui), le saisit à bras-les-jambes, le soulève et, d’une détente formidable, le projette par-dessus son épaule, et dans ma direction.
Désireux d’apporter ma contribution à l’œuvre béruréenne, je tire un superbe penalty dans la mâchoire du gars qui en hennit de douleur. Béru s’approche pour placer le sien à la tempe K.-O. express.
Le garde-chiourme est un grand vilain à la boule presque rasée. Avant mon coup de botte, il possédait une mâchoire carrée. Avant celui du Gros, des oreilles décollées. Maintenant c’est une grande loche flasquos, tuméfiée et impardonnable[11]. Il avait un appareil téléphonique portable en bandoulière, lequel a été propulsé à travers le hangar. N’ayant plus de menottes à dispose, Béru va récupérer le dragonne de cuir du biniou pour entraver les mains de sa victime. Moi, je me sers du téléphone pour alerter la brigade de récupération. Enfin, oh ! oui : enfin, nous pénétrons dans la caravane. Une seconde porte s’oppose encore à nous. Le Mastard la vainc d’un coup d’épaule de transporteur de pianos.
Et alors, ô merveille des merveilles, nous voici au contact du Vieux.
Un Vieux toujours égal à lui-même, rasé de frais, en robe de chambre de soie noire à motifs chinois, le crâne éblouissant.
Certes, il est très pâle et a les traits tirés, mais il n’a rien perdu de sa classe.
Je vais à lui, les larmes aux yeux, les bras tendus. Et sais-tu ce qu’il me dit, cet enfoiré ?
Ceci :
— San-Antonio, j’ai failli attendre ! Faut oser, non ?
CHAPITROLOGUE
Pas son bureau : son salon.
Il nous a dit que ça ferait plus intime, le ministre.
Tu parles : d’immenses fauteuils moulurés et dorés et soyeux et mon cul, tout bien ! Table de même style (Ve République chaussant les pantoufles du Roi-Soleil — en anglais Sun King) ; merci pour l’intimité, Majesté !
Réunis : LE ministre, le Vieux, moi. That’s all.
Dans l’antichambre, on perçoit le brouhaha des journalistes se mettant en place pour la conférence de presse qui va suivre. Notre hôte porte un costard beigeasse, une chemise bleu des mers du Sud agrémentée d’une cravate rayée comme tu peux pas savoir, une dame caméléon posée dessus ferait une fausse couche.
— Grand succès, monsieur le directeur, apprécie-t-il loyalement en me rendant mon titre. Mieux : superbe victoire tous azimuts ! Etant un homme sincère, en dehors de la politique, je vous avoue que j’en suis sur le cul !
Et ma pomme, m’efforçant à rester sobre :
— C’est effectivement une affaire extraordinaire, monsieur le ministre car, partant d’une enquête sur la disparition de mon ancien et éternel directeur, elle a eu d’étranges ramifications : complot contre les hauts personnages de l’Etat, trafic de drogue, chantage, assassinats. Je crois que jamais, au cours de ma carrière, je n’ai levé autant de lièvres à la fois : ils partaient dans tous les sens !
Il me tend la main.
— Personnellement, je vous dois la vie, puisque je me trouverai en bonne place au défilé du 14 Juillet. Savez-vous, qu’aux dires des experts artificiers, la charge d’explosif déterrée place de la Concorde était suffisante pour réduire le Louvre en tas de cailloux ?
Puis, aimable, à Chilou :
— Votre captivité n’a pas été trop pénible, monsieur le directeur ?
— L’enfer, mais n’en parlons plus, répond noblement le gentleman de la Rousse.
Je demande impulsivement :
— Comment se fait-il que vous m’ayez téléphoné, un jour, patron ?
— Mon geôlier est allé uriner dans les toilettes du bus, laissant son téléphone portable accroché au dossier de sa chaise.
Le ministre pose une main familière d’homme familier sur le genou du Dabe.
— Cela vous dirait de rempiler, cher ami ? Je projette une refonte complète de l’appareil policier ayant une direction bicéphale. San-Antonio dirigerait la partie active et vous la partie gestion. On créerait de nouvelles brigades, comme j’en ai déjà parlé, on formerait des éléments jeunes capables, un jour, d’assurer la relève.