« Le lendemain, il file livrer les deux bagages : malédictas, la dame venait de partir en voyage. Alors comme il a le nom de l’espéditeur des valises, il se pointe pour se faire pardonner avant que ça se mette à chier des bulles chez ses employeurs. C’est moi que je le reçois, M. Hachille ayant pris la tangente aussi ; le môme est marron sur toute la ligne. Je me demande comment qu’il s’est débrouillé. »
Du temps qu’il achève son palpitant récit, je relis par la pensée le mot de Chilou dans son sous-main : « Pour que vous m’emmeniez toujours plus loin. »
Ça cadre avec les valises, non ? Bien dans les manières du Vieux. Il s’apprête à partir en voyage avec une pouffe et, délicate attention, lui fait livrer deux grandes valdingues de luxe. Il a dicté le message d’accompagnement au téléphone ; seulement, comme c’est l’homme le plus méticuleux de la terre, il l’a d’abord écrit avant de le dicter. Il a dû renauder comme un malade, lors du départ, en apprenant que sa souris voyageuse n’avait pas reçu ses présents !
— Alors, cher monsieur Sébastien, ce livreur ? Il travaillait pour Piton ou Ernest ?
— Piton ! décide l’engazonneur.
Je pars en emportant discrètement les lettres parfumées.
CHAPITRAC
Un vrai velours !
Au service des commandes, on retrouve sans mal l’achat de deux valises grand format, dans la nouvelle ligne de cuir fauve. Cette acquisition a été effectuée par téléphone et carte de crédit American Express il y a exactement deux mois. Le destinataire est une certaine « Thérèse Genitrix-Desqueyroux », comédienne, 116 rue François-Mauriac. Nom ronflant, mais carrière modeste, limitée à quelques seconds rôles dans des realities chauves : l’assistante d’un dentiste ; une dame à une soirée, près du piano ; la démarcheuse d’une agence immobilière ; une gérante de grand magasin ; une adjointe au maire, etc.
A l’adresse révélée par le bagagiste célèbre, je me trouve en présence d’une femme de chambre de couleur qui a dû peser un quintal il y a longtemps et qui a laissé la situation se dégrader depuis lors.
Elle fume un cigare, assise dans un fauteuil, les jambes puissamment écartées, mais sans offense pour la pudeur, ses cuisses composant un barrage naturel contre le Pacifique.
Son efficacité, en matière de ménage, doit se réduire à peu de chose puisque après avoir déclenché l’ouverture de la lourde, elle est contrainte de recourir à l’assistance d’un fauteuil pour récupérer de son effort.
— Commissaire San-Antonio, me rétrogradé-je.
— Salut ! Ici Fleur-de-mai ! répond-elle en enfilant six ronds de fumée sur mon pif. Vous venez à propos de Mademoiselle ?
— Qu’est-ce qui vous le donne à penser ?
— Deux mois sans nouvelles, ça commence à bien faire ; le téléphone carillonne sans arrêt : elle rate des cachets !
Comme pour apporter une illustration sonore à ses dires, la sonnerie bêcheuse d’un turlu hautement sophistiqué retentit. Cela fait comme le signal précédant un appel général dans un grand magasin.
La belle obèse patrouille dans ses braies et finit par y dénicher un combiné téléphonique portable. Elle le déploie et balance d’une voix énamourée de gonzesse qui est en train de se faire brouter le massif d’hortensias frisés :
— Oui, j’écoute ?… Non ! Elle est en voyage… Je ne sais pas, elle n’a rien dit. C’est de la part ?… Claude Lelouch ? J’ai bien aimé votre dernier film, celui avec Lucchini : ça, c’est un comédien ! Il est comment dans la vie ?
Mais l’interlo a déjà raccroché, car c’est un homme qui déteste perdre son temps.
— C’était Claude Lelouch ! m’annonce la fée du logis.
— Où Mlle Genitrix est-elle partie ? reviens-je à mes béliers.
La grosse colored tente de hausser les épaules, mais devant l’importance de l’effort, y renonce au bénéfice d’un bref hochement de tête.
— Elle ne savait pas : il s’agissait d’un voyage surprise que Tonton, son nouveau vieux, organisait.
C’est Achille qui organisait la virée et pourtant, sur le mot accompagnant les valises qui ne sont pas arrivées à temps, le Dabe a écrit : « Pour que vous m’emmeniez toujours plus loin ». Pour que VOUS m’emmeniez… Peut-être s’agissait-il seulement d’une formule poétique ?
— Quel genre de vêtements a-t-elle emportés ? Pour le chaud, pour le froid ? Pour la ville ? La brousse ?
Tu veux que je te fasse rire, comme disent des cons qui ne te font jamais rire du tout ?
La grosse baleine noire me flanque un regard nimbé.
— Bonne question ! approuve-t-elle. J’étais absente le jour de son départ et je n’ai pas vu ce qu’elle emportait.
— Peut-être qu’en examinant sa garde-robe, vous tireriez des conclusions utiles ?
— Probable.
Elle crispe ses dents immaculées sur son cigare, saisit à pleines mains les accoudoirs du fauteuil et s’en arrache lentement. Ça fait comme quand on monte la tente d’un cirque ou qu’on gonfle un aérostat.
Je la suis dans un dressing parfumé à en faire éternuer des chacals. L’apparte d’une demi-mondaine : de la peau de Suède tapisse les murs et les portes, des luminaires vénitiens, des trompe-l’œil sur des panneaux coulissants, un plumard hollywoodien, des conneries coûteuses un peu partout.
Fleur-de-mai fait béer les penderies et se met à marmonner en manipulant des cintres montés sur roulements à billes.
A la fin de l’exercice, elle se retourne vers moi, les yeux posés sur ses joues molles.
— Elle est raide, celle-là ! assure l’aimable soubrette tropicale.
— Vraiment ?
— Mademoiselle n’a rien emporté, sinon le tailleur Chanel qu’elle devait avoir sur le dos. Vous croyez que c’est possible ?
— Si cela EST, c’EST possible, Fleur-de-mai. Regardez du côté de ses bagages, je vous prie.
— Vous qui êtes plus grand que moi, vous voulez bien ouvrir les portes du haut et grimper sur ce tabouret ?
Je m’exécute. Dans la partie supérieure de la penderie, j’aperçois un vanity-case et une grosse valise Lancel avec des armatures de bois et de laiton. Je les décris à la fille noire.
— Il manque ses deux valises Samsonite, déclare catégoriquement la frêle ancillaire. Pourquoi les avoir prises, puisqu’elle n’a rien emporté ?
Bonne question.
Ne pouvant y répondre, je lui en pose d’autres :
— En dehors du Tonton, avait-elle une autre liaison ?
— Son ex-mari Peter Mortimer, un Ricain qui travaille dans la production de films TV. Ils continuaient de se voir souvent.
— C’est tout ?
— Charly Genous, le comédien. Lui, il tourne dans des productions hard et il a un sexe monstrueux.
— Vous l’avez vu ?
— Comme je vous vois ! Mademoiselle lui téléphonait parfois quand son « coup de chaleur » la prenait et elle se faisait prendre par terre, devant moi ; dans ces cas-là, il lui fallait du public. Un après-midi elle m’a obligée d’aller chercher la gardienne de l’immeuble d’à côté, vous vous rendez compte ? Une Portugaise qui n’a pas cessé de se signer et de prier pendant toute la cérémonie ! Mais comme on lui avait donné cinq cents francs, elle est restée jusqu’au bout ! Cela dit, n’en déduisez pas que Mademoiselle est névrosée, simplement, comme elle le dit, elle a des « coups de chaleur ».
— Chacun ses problèmes ! philosophé-je.
— Exactement, admet-elle ; moi, c’est les bananes vertes.