Je jure qu'il parlait comme ça. Sans brouillon ! Il eut un sourire séculaire :
— Et c'est moi qui vous dis cela, Benjamin, moi, Marie-Colbert de Roberval, qui porte un prénom d'autorité allié à un patronyme de mesure !
(Quand je vous dis qu'il parlait comme ça…) Dans la foulée, il nous commanda deux cognacs.
— Eh bien, j'en suis revenu, mon vieux ! Dix minutes en face de votre sœur m'ont suffi pour admettre la part de l'âme. Et qu'on n'aille pas me taxer de superstition !
Bien au contraire, en épousant Thérèse, Marie-Colbert se promettait de chasser toutes les diseuses de bonne aventure qui infestaient les allées du pouvoir. Thérèse, elle, c'était autre chose.
— Avec Thérèse, nous n'aurions jamais dissous !
— Dissous ?
— L'Assemblée. Dissoute. L'an passé. Vous vous souvenez ? Les députés… les élections perdues. Si nous avions consulté Thérèse, nous aurions évité la dissolution. Nous serions encore aux commandes et la France s'en porterait mieux.
Allons bon.
— Et si mon frère vous avait connu, il ne se serait jamais pendu.
Pardon ?
Il se tut. Le cognac tournait au creux de ses mains. On aurait dit qu'il cherchait à y repêcher l'avenir du mort. J'en ai profité pour m'offrir une petite vision dans mon propre verre : Thérèse abandonnant le marc de café pour dire l'avenir dans la fine Champagne… ma Thérèse troquant sa caravane pour du Louis XV et son tarot pour le double jeu du bridge… Je l'ai vue, très nettement, là, dans le ventre de mon verre, Thérèse, penchée sur un velours de bridgeurs, lisant l'avenir à ce beau monde dans le jeu du mort étalé devant elle. Et ce fut mon premier flash. Oh ! trois fois rien, une intuition de passage, fugace mais nette comme un décret : j'étais dans la merde. Voilà. Ce mariage allait me plonger dans la merde, moi, personnellement, Benjamin Malaussène. Et pas n'importe quel merdier, rien à voir avec les merderies ordinaires dont le hasard m'avait sorti jusqu'à présent, non, une fosse d'aisance océanique à côté de laquelle tout ce qui m'était arrivé à ce jour relèverait de la plaisanterie. Je ne savais pas de quoi on m'accuserait au juste, mais, au fond de mon cognac et dans le silence feutré de ce bar, ça prenait une allure de totalité. Cette fois-ci, j'allais morfler pour de bon. Et pas d'échappatoire. On n'allait pas m'accuser de ceci ou de cela, non, non, non, on m'accuserait de tout.
Comme pour faire écho à ma terreur, la voix de Marie-Colbert (Marie-Colbert !) prononça distinctement :
— Ce métier de bouc émissaire, Benjamin…
Pas de doute, un copronuage se formait au-dessus de ma tête.
— Si vous aviez seulement enseigné les rudiments de la bouc-émissarisation à mon frère, il ne serait pas mort, aujourd'hui.
Quelle heure est-il ? Il faut que je me barre. MC2 continuait, droit dans mes yeux, comme s'il se confiait pour la première fois de sa vie :
— Charles-Henri était un pur produit de l'École, comme moi, c'est-à-dire un bouc émissaire, comme vous. À ceci près que, nous autres, nous l'ignorons. L'École nous prépare aux plus hautes fonctions, nous y entrons bons élèves et en ressortons ministrables, mais qu'est-ce qu'un ministre, Benjamin ? Et un président-directeur général ? Et un administrateur ? Et un responsable de chaîne ? Des fusibles, mon cher ! Des boucs égorgés à chaque tournant de la politique. Nous nous croyons formés pour la gestion et on nous destine au sacrifice ! Un professeur de bouc-émissarisation, voilà ce qui manque à l'École ! Quelqu'un de votre trempe, qui saurait préparer l'élite à l'immolation quand elle se croit destinée au pouvoir. Je vous le dis, l'École a besoin de votre enseignement !
J'aurais dû me sentir honoré. Une proposition d'embauche, au moment même où la reine Zabo venait de m'éjecter… Et à l'École des écoles, pensez donc ! Moi, enseignant aux têtes des têtes ! Mais va savoir pourquoi, au lieu d'une couronne de lauriers, c'était bel et bien ce foutu nuage d'emmerdes que je sentais se tresser au-dessus de ma tête.
— Quand bien même aurait-il été coupable, Charles-Henri ne se serait pas pendu s'il vous avait eu comme professeur ! Il aurait joué son rôle de bouc, en excellent élève qu'il était, et il serait vivant, aujourd'hui.
Le nuage lâchait déjà des effluves auprès desquels Julius le Chien lui-même sentait bon. Pourquoi moi ? Pourquoi toujours moi ?
— Je ne plaisante pas, Benjamin. Les portes de l'École vous sont ouvertes. Un signal de vous et j'en parle à qui de droit.
Non, non ! Très aimable à vous, pas un mot à qui de droit, surtout pas à qui de droit ! Il fallait que j'y aille d'ailleurs, voilà, c'était très… le café… la conversation… le cognac, bien sûr, la confiance, aussi… l'honneur fait à ma sœur… vraiment très…
— Une dernière chose, Benjamin.
La dernière, alors, hein !
Et Marie-Colbert de Roberval, le conseiller référendaire de première classe, mon futur beauf, m'a servi la der des ders en réclamant l'addition :
— Ne le prenez pas mal, mais je préférerais que vous n'assistiez pas à notre mariage. Ni vous ni aucun membre de votre famille.
4
Ses arguments se défendaient. Thérèse lui avait raconté les amours sans noce de maman (géniteurs jetés aux orties), le mariage de Clara (mort violente du marié), celui du chirurgien Berthold avec notre amie Mondine (bagarre générale dans les travées de Notre-Dame : sept blessés dont trois sérieux)… « toutes choses qui l'ont beaucoup marquée, Benjamin ». Ce n'était pas que Marie-Colbert eût honte de notre famille, mais il ne voulait pas courir le risque d'une guerre civile pendant la cérémonie à Saint-Philippe-du-Roule, tout simplement, « votre sœur ne le supporterait pas ; elle a trop le sens du… sacré ». (Et comment !)
— Mais je n'ai pas eu le courage d'en parler à Thérèse, je préférerais que vous le lui annonciez vous-même, comme si l'idée venait de vous. Mettez cette petite lâcheté au crédit de ma délicatesse, Benjamin, je vous en prie.
Julius le Chien et moi remâchions tout ça en remontant à Belleville. On essayait de « tirer les conséquences » de cette conversation, comme disent les politiques. Mais les conséquences n'ont besoin de personne pour se faire tirer, contrairement aux conclusions qui ne demandent que ça. La conséquence, c'est justement le crash d'une conclusion mal tirée. Je voyais l'avenir en noir. Inutile de regarder en l'air pour savoir que le copronuage nous suivait…
Parce que, si on résume, de quoi s'agit-il ? Marie-Colbert de Roberval, une bête politique nourrie au grain de l'Histoire, se propose d'exploiter les dons de Thérèse pour sa carrière personnelle, voilà. Et le même stratège veut me bombarder professeur à l'École des écoles, pour me faire un jour porter le Chapeau des chapeaux. « Ce métier de bouc émissaire, Benjamin… » Pensez donc, un bouc à l'échelle de la nation, quelle aubaine pour un amateur de pouvoir ! Et une voyante pour devenir calife à la place du Calife en ces temps de chats noirs, le rêve de tout politicard ! Non, non, il n'y a pas un milligramme de sentiment là-dedans. Rien que du calcul. De l'arrière-pensée qui va de l'avant par tous les moyens. Monsieur, vous n'aimez pas ma sœur et, pour parler votre langue, je ne la sacrifierai pas à l'autel de vos ambitions.
Nos six pattes nous remontaient vers Belleville à travers un Paris électoral où Julius le Chien compissait certains panneaux de candidats et pas d'autres. Je n'y ai pas prêté attention d'abord, et puis je n'en ai pas cru mes yeux. Aucun doute pourtant, de toutes ces têtes d'avenir qui affichaient des sourires prometteurs à la sortie des écoles, Julius choisissait soigneusement celles à qui il faisait l'affront d'un pissat jaunâtre. Le Petit et Jérémy m'avaient prévenu, mais je n'avais pas voulu les croire.